Avec sa nouvelle création Entre chien et loup, jouée jusqu’au 12 juillet à Avignon, Christiane Jatahy propose un théâtre entre documentaire et fiction qui pose la question de ce que peut la culture face au fascisme.

Tout commence par une question lancée par un des comédiens présents sur scène au reste de la troupe : comment adapter Dogville de Lars von Trier pour les planches, et vérifier son propos – l’intégration de l’Autre dans une société déjà construite – au présent ? Désignée parmi le public, la jeune Julia Bernat, actrice fétiche de Christiane Jatahy et membre de sa compagnie Vértice de Teatro, se lève pour rejoindre la scène. Son personnage est une réfugiée fuyant le régime fasciste de Jair Bolsonaro et cherchant à se cacher pour échapper à « la milice », la junte militaire au Brésil. Très vite, les comédiens votent à l’unanimité son intégration parmi eux, et décident ainsi de faire peser sur chacun le danger qu’elle encourait seule.

Les mécanismes de haine 

Gracia, jouée par Julia Bernat, incarne tous les défis pesant sur la figure du réfugié : elle parle un français hésitant, n’a pas de travail, pas d’argent, mais la volonté inépuisable d’aller de l’avant, de vivre plutôt que survivre. Sur scène, un appartement en forme de puzzle dont chaque élément – le bureau, la cuisine, le salon, la chambre… – est un espace intime pour les hôtes de Gracia, mais pas pour elle. Il faudrait faire de cet espace le sien, et ainsi adouber Gracia du droit à la vie, d’une citoyenneté à part entière, dotée de droits, de devoirs, d’un libre arbitre. Les téléphones se mettent à vibrer, distillant des nouvelles inquiétantes du Brésil, où la milice mène une chasse à l’homme contre ses opposants. La réalité rattrape la fiction. Les bourreaux de Gracia savent même probablement où elle se cache. A travers une mise en scène maîtrisée de bout en bout, un changement de ton se profile insidieusement. L’hospitalité désintéressée des hôtes de Gracia laisse place au doute, à la crainte, au rejet puis, finalement, à la violence pure. L’intime s’est changé en ennemi. L’environnement inquiétant de Dogville, film dont s’est librement inspirée Christiane Jatahy pour sa pièce, se rappelle à nous sans détour. Le récit théâtral s’épaissit d’une teneur psychologique prégnante, la coexistence bienheureuse des comédiens avec la dernière arrivée se change en rapport de force glaçant. Ce revirement est aussi appuyé par la forme de la mise en scène, dont la nature théâtrale est subtilement altérée par l’usage d’une caméra sur le plateau et d’un écran de cinéma disposé derrière.

Ce n’est pas la première fois que Christiane Jatahy mêle le cinéma à son théâtre. Elle avait précédemment utilisé une caméra dans Conjugado, en 2004, sur « la solitude dans les grands centres cosmopolites », puis en 2008, dans A falte que nos move, sur la génération de ses parents pendant la dictature militaire au Brésil (1964-1985). Une fois de plus, la même recette opère avec une grande efficacité, le regard caméra faisant à la fois office de loupe sur les gestes, les expressions difficiles à saisir, et un moyen de documenter les relations conflictuelles se dessinant devant nous, conférant au récit une valeur documentaire. Tour à tour, les comédiens filment et sont filmés, y compris contre leur gré ou à leur insu. C’est là une formidable mise en abîme dans ce que la technologie peut revêtir de bon ou de mauvais. Tandis que la caméra donne à voir des cadres larges, plus chaleureux, pendant la première partie de la pièce, celle-ci braque littéralement les visages des comédiens dans la deuxième partie, au premier rang desquels Gracia, corps étranger de plus en plus bousculé. La fiction théâtrale et le regard documentaire se conjuguent intelligemment pour faire prendre à la pièce une troisième voie. Celle d’une allégorie politique grandeur nature, mais en permanence sous les traits d’un questionnement, y compris existentiel : la culture suffit-elle à éteindre les feux concomitant de la peur, de la haine et du rejet ? Partie d’une situation où l’optimisme et la foi ingénue dans le succès de cette communauté à trouver sa voie règnent, la pièce de Christiane Jatahy s’offre le luxe de répondre à côté, comme si chacun conservait la latitude pour douter ou formuler sa propre idée ; être un citoyen modèle ne veut rien dire, et la tolérance se nourrit justement de notre capacité à accepter ce qui est hors-cadre, hybride et chancelant, à la fois dans l’identité et le projet.

Entre chien et loup, Christiane Jatahy, https://festival-avignon.com/fr/edition-2021/programmation/entre-chien-et-loup-59236