Que sommes-nous, cette année, venus chercher à Cannes ? Eh bien des films différents de ceux que nous avons regardés pendant plus d’un an, eux dont le dessein consiste essentiellement à nous fidéliser à des plateformes en nous confortant dans nos habitudes de spectateurs. Si Annette a mis d’emblée la barre si haut, c’est d’abord parce que Leos Carax s’y tient sur un fil, au-dessus du vide et sans filets, entre le sublime et le ridicule, prêt à tout moment à se casser la gueule en renversant notre rapport au monde et à l’art.

Malheureusement, dès le lendemain, nous voilà retombés dans le bon vieux confort habituel. Et nous avons, une fois de plus, vérifié le vieux cliché critique selon lequel un grand sujet ne fait pas forcément un bon film. Les films de François Ozon et du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun traitent à peu près du même sujet. Et d’une façon aussi consensuelle l’un que l’autre, si bien qu’ils pourraient s’échanger leurs titres : Tout s’est bien passé et Les liens sacrés. Dans les deux cas en effet est raconté le combat de femmes, unies par des liens de sororité, devant contourner la loi pour permettre des opérations médicales prohibées dans leur pays respectif : en France, le suicide assisté, au Tchad, l’avortement.

S’effaçant derrière la force de leur sujet, ni Ozon ni Haroun ne bifurquent malheureusement jamais de leur strict programme scénaristique en trois actes : après bien des épreuves, l’opération se passera bien. La même réplique – « tout s’est bien passé » – revient d’ailleurs dans les deux films. Les sœurs de sang ou d’amitié auront réussi à sauver leur proche. Ni Ozon ni Haroun ne s’aventurent en zones troubles, osant des héros mal aimables, ambigus ou complexes afin de questionner les situations extrêmes dans lesquels ils se trouvent. Si, à la différence de la fade tiédeur d’Ozon, Mahamat-Saleh Haroun fait parfois preuve d’une certaine maestria formelle, filmant certains dialogues sous différents axes, il ne parvient jamais à véritablement animer le cadre. S’il sait aussi négocier de belles ellipses narratives, le film n’en demeure pas moins tout aussi mécanique et sa conclusion jouée d’avance. Et s’il est difficile de ne pas saluer le courage du réalisateur et de ses interprètes, on constate que des scénarios et des formes sans surprises n’affectent ni le spectateur ni les autorités qu’ils sont censés affronter. Les deux films se contentent de proposer de contourner la loi sans jamais interroger les fondements des schèmes politiques et moraux dominants.

Au fond, tant que la forme n’ose pas, tant qu’elle demeure confortable, les lignes ne peuvent bouger. C’est le constat effectué par le cinéaste israélien Nadav Lapid dans Le Genou d’Ahed, film dont on ne peut jamais rien prévoir. Lors d’une projection de l’un de ses films dans la région désertique d’Arava, une sympathique directrice adjointe des bibliothèques au ministère de la Culture lui avait demandé de signer un formulaire pour indiquer les sujets qu’il aborderait avec les spectateurs de son film. C’est contre cette institutrice mielleuse et souriante et les films approuvés par le gouvernement, que Lapid a imaginé Le Genou d’Ahed. Au côté de son double de cinéma, le chorégraphe et acteur Avshalom Pollak, Lapid veut effacer le sourire affecté derrière lequel se dissimule une politique agressive et autoritaire. À chaque séquence conçue comme une performance acrobatique, Lapid cherche à réveiller le spectateur et ses concitoyens en leur hurlant dessus. Il cherche, par tous les pores de sa caméra chahutée, à donner une forme viscérale, tribale et vivifiante à un cri où s’exprime tout son rapport d’amour-haine à son pays natal. Ce film puissant, prouve combien, plus que jamais, c’est d’abord d’inconfort cinématographique dont nous avons besoin. Ras le bol des films qui nous serinent que tout se passe toujours bien !

Tout s’est bien passé, François Ozon, en salles le 22 septembre 2021, découvrez la bande-annonce en suivant ce lien.

Les liens sacrés, Mahamat-Saleh Haroun, en salles le 8 décembre 2021

Le Genou d’Ahed, Navad Lapid, en salles le 15 septembre 2021, découvrez la bande-annonce en suivant ce lien.