Redécouverte de Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston. Un grand classique de la littérature afro-américaine, un chef-d’oeuvre de la littérature tout court. 

Zora Neale Hurston (1891-1960) pourrait à elle seule incarner la « Harlem Renaissance. » Soit un mixte d’acuité politique et sociale et d’ambition littéraire d’une rare intransigeance. Une façon d’échapper à l’écueil du militantisme littéraire et ses accents rudimentaires, caricaturaux, tout en faisant preuve d’une conscience exacerbée, à vif, des enjeux de la condition noire aux Etats-Unis. La « conscience », justement, c’est la pierre angulaire, ou mieux l’élan moteur de Mais leurs yeux dardaient sur Dieu (1937), le roman canonique de Zora Neale Hurston. Bien plus qu’une projection romanesque des revendications, des difficultés et des débats suscités par l’identité noire ; bien plus encore qu’une vision à la fois complexe et exigeante de la place des femmes ; bien plus en somme qu’un cas d’école pour des discussions sur le genre ou les inégalités raciales, Mais leurs yeux… est d’abord un échantillon magistral de ce que la fiction peut offrir de plus achevé : la description d’une conscience en devenir. 

L’histoire de Janie est autant le déroulé d’une vie et des péripéties qui la scandent, que la progression, l’expansion, étape par étape, de la perception et de la compréhension de soi. L’enfance dans le giron de la grand-mère qui l’a élevée, c’est le passage d’un monde achromatique, où Janie ne sait pas qu’elle est noire, à la découverte, justement, de la différence des couleurs de peaux. C’est aussi, au contact de la nature, la première appréhension de quelque chose comme une grande pulsion cosmique amoureuse dont elle, la petite Janie, n’est qu’un fragment. Premier mariage, affinement de cette première intuition : aux côtés de son vieil époux, Janie prend conscience de ce qu’elle est en droit de désirer et qui lui manque cruellement – des « choses douces » comme elle le dit. Départ du foyer conjugal. Nouveau mariage avec Joe « Jody »  Starks. Hâbleur, charmeur, politicien-né, il devient l’âme d’Eatonville, cette communauté de Floride entièrement gérée par des Noirs. Eveil de Janie à la politique : perception des mécanismes de l’autorité et de ce despotisme au petit pied qu’exerce son mari. Et conscience que, face à cet homme, elle est double, elle doit être double : l’ombre d’une apparence, l’ombre de la femme muette, docile. Sans pour autant abdiquer son regard critique. Joe meurt. Entre en scène un troisième homme. Tea Cake. Départ pour Jacksonville, puis pour les Everglades. Mais elle pourrait aller n’importe où, Janie. Car avec Tea Cake, elle « se sentit monter un amour écrasant. » Janie comprend, éprouve alors, son désir amoureux dans toute sa complexité et sa splendeur. L’intensité ardente de ses joies. Sa capacité à endurer des choses qu’un regard extérieur taxerait de soumission aveugle. Et, dans une dernière partie étourdissante, visionnaire, à la suite d’un ouragan qui s’est déchaîné dans les Everglades, elle fait l’expérience déchirante du revers logique, du corollaire presque, de son amour fou : la douleur indicible de la perte.  

Mais pour raconter tout cela, Zora Neale Hurston ne prend pas le surplomb clinique d’un style analytique. Sa langue chargée d’images, celle de ses personnages avec leur oralité truculente (mention spéciale à la traduction, qui restitue magnifiquement les dialogues) impriment leur vitalité au texte. Rien d’étonnant, et c’est peut-être d’ailleurs l’enjeu essentiel de tout le livre : la prise de conscience par Janie de la puissance de sa langue et de ses mots. « A force d’écouter les autres, elle en vint bientôt à pouvoir elle-même raconter de sacrées histoires. » Et la sienne n’est pas la moindre..

Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, traduit par Sika Fakambi, éditions Zulma