Joachim Schnerf signe un livre émouvant, sur une nuit de rituel juif, celle du Seder, et nous interroge sur la transmission.

Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? La question, posée sous forme de leitmotiv, est au  coeur de la liturgie du Seder de Pessah, ce dîner rituel au cours duquel les juifs célèbrent la Pâque. Elle est aussi au centre du deuxième roman de Joachim Schnerf, après Mon sang à l’étude (L’Olivier, 2014). Différente, cette nuit qui s’annonce en ouverture du livre, le sera doublement: d’abord parce ce que, en ce soir de fête, on commémorera comme chaque année la sortie des juifs d’Egypte, telle que la raconte le récit biblique : une fuite à la hâte, nocturne, qui les sauvera du joug du Pharaon et les guidera vers une terre promise. Ensuite parce que pour la première fois de sa vie, le vieux Salomon passera ces festivités sans sa femme Sarah, morte deux mois auparavant, après cinquante ans de vie commune. Une épreuve de plus pour cet ancien rescapé d’Auschwitz auquel son épouse avait redonné goût et sens à la vie. « A la perte de l’humanité a succédé la perte de l’amour », note-t-il. 

Alors qu’il se prépare mentalement au dîner en famille, dont il a tenu à présider le cérémonial, chez lui, les souvenirs d’un mariage heureux refluent. La douleur aussi, de devoir survivre à la perte de l’aimée. Teintée d’une profonde mélancolie, le roman exprime l’insistance à vouloir rattraper et à protéger ce qui reste de l’absente. « J’aime murmurer son nom, j’aime la murer dans mes pensées pour empêcher l’oubli d’effectuer ses rondes. J’enroule ma femme dans nos tapis, dans nos rideaux, je démembre son image pour qu’aucun nazi ne puisse la rafler tout entière. Je remplace les abat-jours par ses prunelles bleutées, les oreillers par ses mains accueillantes ». 

Requiem pour une épouse défunte, avec son lyrisme fin et contenu, Cette nuit interroge aussi la possibilité d’une transmission de l’histoire  juive aux plus jeunes générations. Comment maintenir les rites lorsque le socle de la famille n’est plus là pour perpétuer les gestes ancestraux ? Avec la disparition de Sarah, la matriarche, les dissensions entre Denise et Michelle, les filles du couple s’affirment plus brutalement ; la probabilité pour que le traditionnel Seder soit reconduit d’année en année s’amenuise. Retraçant le déroulement des précédents dîners de fête, Joachim Schnerf explore avec sagacité la façon dont se dissolvent les liens familiaux sur fond de rivalité fraternelle. Tour à tour douloureux, burlesque, précis ou allusif, le roman souligne l’absurdité de ces chamailleries face à la mémoire traumatisante de la déportation. Au tragique théâtral de cette rivalité, il oppose le silence digne du rescapé, qui se replie derrière un humour noir, impossible à partager, plutôt que de témoigner de son expérience. Ainsi lorsque Salowmon affuble les poissons rouges de ses filles, encore enfants, des noms de Goebbels et de Goering, ou lorsqu’il ose des blagues sur la Shoah auxquelles il est seul à rire, au grand dam de l’assistance. De cette soirée distincte de toutes les autres, occasion d’un dernier rassemblement, Joachim Schnerf tire un récit attachant sur la fidélité aux disparus comme à l’identité juive. 

Cette nuit, Joachim Schnerf, éditions Zulma