L’Étrange Monsieur Victor est un grand film méconnu de Jean Grémillon. Le portrait tout en demi-teintes d’un homme rongé par le remords incarné par l’immense Raimu… 

C’est une belle idée que cette restauration de L’Etrange Monsieur Victor, film un temps considéré comme perdu et aujourd’hui encore éclipsé par les chefs-d’œuvre consacrés de Jean Grémillon – Remorqueset Lumières d’été. C’est que sa complexité et sa richesse se cachent, comme souvent chez le réalisateur, derrière une simplicité et une modestie jamais feinte. Modestie face au réel d’abord : en ancrant son récit dans la rade de Toulon, en y filmant les marins, les lessiveuses, les étrangers, en confiant aussi le rôle principal au provençal Raimu, Grémillon fait de son cinéma un chant du monde, à la recherche perpétuelle de la vérité des êtres et de leurs vies. Dans une première partie enlevée, le film installe patiemment une implacable mécanique tragique où chacun, du notable au prolétaire, du père de famille à la femme au foyer, interprète avec plus ou moins de convictions le rôle qui lui a été attribué. Car chacun garde une part de soi dissimulée, une honte, un désir, et c’est ce mystère des gens que filme Grémillon avec un peu d’humour et énormément de tendresse.

Cet équilibre fragile entre ombre et lumière est remarquablement incarné par Raimu, qui fait tenir dans son corps massif toute la tension du récit. Il est ce Monsieur Victor, bourgeois gentilhomme, dont le petit commerce fleurit surtout grâce à son association avec une bande de malfrats locaux. Menacé de chantage, il élimine son ancien associé, son crime retombant par un jeu de hasards sur les épaules raides et bien commodes de Bastien (Pierre Blanchar), le cordonnier de la rue voisine. Sept années s’envolent dans le gouffre d’une ellipse, sept années où les destins croisés du coupable et de l’innocent semblent vouloir s’ignorer, pour un temps seulement. Car Bastien s’échappe de son bagne guyanais et revient sur les hauteurs de Toulon, sublime suspension qui confirme à quel point le cinéma de Grémillon a le sens du paysage et de la dramaturgie.

C’est à partir de ce point de basculement que l’étrangeté de Monsieur Victor épouse complètement celle de son interprète, dont le jeu et la langue fleurie flirtent avec le burlesque sans jamais y céder complètement, laissant ainsi affleurer la mauvaise conscience et le poids de la faute. Quand Bastien surgit sous le porche de Monsieur Victor, le plan contient pour la première fois ensemble le coupable et l’innocent, l’obscur et le limpide, et ce resserrement symbolique amène logiquement le film vers le huis clos : Monsieur Victor, guidé par le calcul ou par le remords, abrite le fugitif de la police et lui promet de l’aider à revoir son fils. Jusqu’au dénouement, le regard de Grémillon sur ses personnages préserve leur ambiguïté morale et l’opacité des sentiments qui les gouvernent, dans un ironique théâtre des faux-semblants et des demi-vérités. La grande trouvaille du final est de justement confier la révélation du retour de Bastien à ce fils qu’il n’a pas vu grandir, qui fut élevé par un autre. Parce que le rapport de l’enfant au réel est de l’ordre de la pureté, parce que l’ordre social lui est encore étranger, et peut-être aussi parce qu’au fond, Grémillon croit fermement qu’on reconnaît toujours les siens.

L’Étrange Monsieur Victor, de Jean Grémillon avec Raimu, Pierre Blanchar… Combo Blu-ray DVD, Pathé. Rendez-vous sur l’e-shop de Pathé Films en suivant ce lien.