Cette année le Festival de Berlin a eu lieu en ligne. Transfuge a suivi pour vous cette édition inédite.
Le palmarès de la soixante et onzième édition de la Berlinale est tombé vendredi soir. Et comme pour chaque édition de chaque festival du monde, le festivalier ne peut s’empêcher de ressentir des contrariétés. Si aucun film ne fait tache au palmarès de cette Berlinale, nous regrettons vivement néanmoins que n’y figurent ni le vibrant Albatrosde Xavier Beauvois ni le splendide What do We Look When We Look at The Sky d ‘Alexandre Koberizde. Et cela d’autant qu’on a l’impression que ces films ont fait les frais du désir (de l’injonction quasi-systématique qui sévit désormais dans tous les festivals du monde) de bâtir un palmarès politique. Si Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude, ours d’or cette année, est un film réjouissant et stimulant, un film qui saisit avec précision l’envahissement des rapports sociaux par la pornographie de l’hypocrisie et par la violence de la pulsion de meurtre de son voisin, c’est évidemment parce qu’il offre une parabole lucide et corrosive du délitement de la démocratie en temps de pandémie qu’il a obtenu l’Ours d’or. De même Herr Bachmann und seine Klasse, le documentaire probe et sincère de Maria Speth a obtenu le Prix du Jury parce qu’il s’intéresse à un personnage haut en relief essayant de sauver ce qui tragiquement fait faillite aujourd’hui : le système éducatif. De même enfin pour Una pellicula de policias , ours d’argent de la meilleure contribution technique et troisième long métrage de la nouvelle étoile montante mexicaine, Alonso Ruizpalacios (Gueros,Museo). Il s’agit d’une entreprise méta-filmique, un peu complexe, qui évoque parfois le Full Frontal de Steven Soderbergh. Dans un grand style très tapageur, le cinéaste s’amuse à parodier les reportages embarqués et immersifs façon Cops pour en révéler les artifices édulcorant la réalité, notamment les conventions sentimentales. Le dispositif du film, composé d’images en prises directes, de reconstitutions, de fausses courses-poursuites, de vraies et de fausses interviews de vrais et de faux policiers créent une distanciation permettant de comprendre la corruption de la police mexicaine que les habitants craignent parfois davantage que les criminels. Malheureusement, à force de jouer avec les registres et les formats, le film s’égare, se brouille, et finit même par se contredire.
Heureusement le jury de cette Berlinale a su récompenser deux merveilles de mise en scène. Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi, d’une part : un portrait du manque (« du trou ») que beaucoup d’entre nous ressentent en matière affective, un manque qu’on essaie de combler par l’imagination ou par la croyance dans le hasard (les deux se rejoignant d’ailleurs souvent). Le style du réalisateur de Senses et d’Asako réussit à filmer ce manque – c’est-à-dire à en faire sentir le poids comme à en laisser deviner les élans et les extases – avec une grande clarté et une grande netteté. Cette manière d’être doux tout en étant tranchant, cette manière d’être clair tout en accueillant le tremblement, cette manière aussi de conférer une dimension universelle à chaque décor, cette manière enfin d’accueillir l’humanité entière dans chaque dialogue, rappelle les meilleurs films de Kiyoshi Kurosawa, comme Vers l’autre rive par exemple. Introduction d’ Hong Sangsoo d’autre part où, de manière de plus en plus audacieuse et vertigineuse, le réalisateur coréen réussit à capter l’indétermination fondamentale qui se loge dans chacune de nos impulsions, chacune de nos émotions, chacune de nos décisions, chacun de nos gestes. Si bien que, chez Hong, le réel se gonfle de l’infini de l’indétermination et que chaque lieu accueille le nulle part. Quelque chose comme du cinéma absolu.
De manière générale, on conclura en insistant sur le fait que Carlo Chatrian aura su dénicher des objets assez exigeants et fascinants pour ne pas rendre la vision on line inopérante et pénible. Aucun film de cette Berlinale ne nous aura laissés indifférents. Au-delà de la qualité générale des films, c’était sans doute l’un des deux grands enjeux de cette édition: découvrir des œuvres marquantes, assez puissantes, assez fortes, assez singulières pour se distinguer du flux commun d’images dans lequel nous nous sommes tous immergés au cours de cette année. Distinguer le cinéma du tout-venant, de la série bas de gamme, de la télé poubelle, de la plateforme aveugle. C’est chose faite. Comme nous l’avions déjà présagé l’année dernière, Carlo Chatrian transforme peu à peu Berlin en plus grande fenêtre mondiale ouverte sur des créations hors-norme, à mille lieues des mastodontes cannoises ou vénitiennes. De nouveau, l’Ours est redevenu incontournable.