Cette année le Festival de Berlin a lieu en ligne. Transfuge suit pour vous cette édition inédite.
Puisque nous nous plaignons des difficultés à regarder les films sur nos ordinateurs domestiques, essayons de nous consoler en y trouvant quelques avantages. Au cours de cette Berlinale on line vous avez accès aux films pendant vingt-quatre heures. Vous pouvez donc les revoir, vous arrêtez sur un détail, ou comme je l’ai fait avec un merveilleux film géorgien, vous repasser des scènes entières. Certains trouveront la méthode blasphématoire, d’autres simplement peu orthodoxe. Mais What Do We See When We Look at the Sky ?est tout sauf orthodoxe. Jugez-en : après quelques minutes de film, le réalisateur, qui est aussi le narrateur de l’histoire, nous demande à nous, spectateurs, de fermer les yeux à son signal et de les rouvrir quelques secondes plus tard. Fermer les yeux pendant un film ? Quelle drôle d’idée ! Au cours de ce laps de temps, que chacun respectera ou non (c’est entre autres pour cela que j’ai revu la scène), le cinéaste fait une ellipse merveilleuse où les deux jeunes gens qui venaient de se rencontrer changent d’apparence, ce qui les empêchera de se reconnaître au premier coup d’œil. Il n’en faut pas plus à Alexandre Koberidze pour ménager un suspens ténu (finiront-ils par se rencontrer et se reconnaître ?), et surtout pour tisser un lien assez fort avec le spectateur qui est maintenant disposé à vagabonder pendant deux heures et demie dans la ville de Kataisi où rien ne se passe, sinon l’attente de la coupe du monde de football. What Do We See When We Look at the Sky est une invitation à prendre son temps, à regarder des gens siroter une glace devant un match de foot, ou des étudiants hilares devant une bière glacée, à suivre des chiens ou à écouter de l’orgue de Barbarie dans un collège musical. Cette douceur poétique émaillée d’un burlesque tendre – qui n’est pas sans évoquer la manière de son compatriote Otar Iosseliani – n’est en aucun simplette : le cinéaste a parfaitement conscience de la brutalité du monde, et de la malédiction qui pèse sur chacun de nous. Bercé par une lumière chatoyante qui donne de l’épaisseur à chacune de ses scènes, What Do We See When We Look at the Sky offre une espiègle parenthèse enchantée.
Après avoir pensé une journée entière que j’avais vu la plus belle œuvre de cette Berlinale, quelle ne fut ma joie de découvrir un autre film saisissant : il s’agit de Wheel of Fortune and Fantasy du réalisateur japonais Ryūsuke Hamaguchi. Cela fait quelques années que nous pressentons que l’auteur d’Asako 1 et 2 compte parmi les plus grands cinéastes actuels mais l’auteur dépasse ici – et de très loin – toutes nos attentes. On pense à Rohmer en voyant ces contes sur les jeux de l’amour et du hasard dans une ville froide. À juste titre d’ailleurs : le découpage est sobre, sinon doux, les dialogues délicieux, spirituels, crus, légers et profonds, d’une saisissante maturité, d’une cruelle ironie. Je connais peu de cinéastes actuels écrivant aussi justement. Hamaguchi raconte les déboires, les illusions, les désillusions, les regrets, les dépits des femmes de tous les âges, perdues au milieu de leurs vies dans la confusion des sentiments, des corps. Chose rare dans un film à sketch : aucun ne paraît plus raté ou plus réussi qu’un autre. Ils se complètent, tissant méthodiquement le portrait d’une humanité essayant d’agencer un rapport inédit au temps qui passe ; un rapport à la fois combatif, lucide et résolu. Une absolue merveille et d’ores et déjà un des grands films de l’année 2021.