L’immense écrivain Amos Oz, dont l’oeuvre est défendue par Transfuge depuis toujours, est attaqué par une de ses filles pour violence physique, dans un livre qui en Israël fait beaucoup de bruit. Mise au point par Salomon Malka, grand connaisseur de ses livres et qui avait interviewé à plusieurs reprises le romancier. 

Le dernier scandale en date nous vient des rivages de la terre sainte et a été provoqué encore une fois par un livre. Ce livre est signé de Galia Oz, auteure pour enfants et metteure en scène, fille d’un des plus grands écrivains d’Israël, qui entreprend de raconter son enfance et ses relations avec son père. « Quelque chose qui se grime en amour », c’est le titre de cette autobiographie très brève et en forme de libelle où elle raconte, pour la première fois, la violence physique et verbale, les coups, l’humiliation, le harcèlement moral, les insultes…, et qui s’ouvre par cette profession de foi terrible à entendre : « Dans mon enfance, mon père me frappait, m’insultait, me rabaissait. Sa violence était créative. Il me sortait de la maison et me jetait dehors, au seuil de l’entrée. Il m’appelait : Ordure ! Ce n’était pas un moment d’égarement, ni une gifle par-ci par là, mais une série de maltraitances sadiques. Ma faute était dans moi-même et donc la punition n’avait pas de fin. Il devait s’assurer que je serais brisée ». On imagine l’effet de choc produit sur l’opinion par une telle confession, deux ans après la mort d’Amos Oz. Elle poursuit en expliquant que dans son cas, il n’y avait pas d’échappatoires, pas de refuge dans un « MeToo » quelconque puisqu’il n’était pas question d’incestes, ni d’agressions sexuelles. Pas de recours non plus à des assistantes sociales ou à des réseaux sociaux qui auraient très vite sali l’image du grand homme. Il fallait juste surmonter la peur de ce qu’on allait écrire. « Je n’ai pas surmonté, mais j’ai écrit » dit-elle aujourd’hui.

La sœur de Galia, Fania Oz-Salzberger, enseignante à l’université, spécialiste de littérature européenne et de Franz Rosenzweig, qui a signé un livre avec son père, a réagi aussitôt au nom de la famille : « Nous, Nelly, Fania et Daniel, avons connu un autre père, un père affectueux, tendre, attentionné, aimant sa famille d’un amour entier, plein d’inquiétude, de dévouement, de dévotion. La majeure partie des accusations que Galia porte aujourd’hui à son endroit sont en totale contradiction avec le souvenir très fort qui s’est imprimé en nous au long de notre vie. Galia a décidé de couper tout contact avec nous depuis sept ans. Les griefs qu’elle émettait alors nous étonnaient. Même s’il ne se reconnaissait pas dans ces accusations, notre père a essayé et a vraiment espéré jusqu’à son dernier jour pouvoir lui parler et la comprendre , même sur des choses qui nous paraissaient et qui lui paraissaient éloignées de la réalité. La souffrance de Galia semble réelle et brise le cœur, mais nous avons un souvenir différent. Totalement différent ».

Qui croire dans ce drame épouvantable où comme toujours, comme à chaque fois qu’un immense écrivain disparaît, les murs autour de lui tremblent ? Ils tremblaient peut-être avant même sa disparition puisque son fils Daniel laisse entendre que son père n’est pas mort seulement du cancer, mais peut-être aussi de chagrin.

Il y a ceux qui sont animés par ce que les Allemands appellent la « Schadenfreude » (la joie mauvaise), tous ceux – mais ils ne sont pas si nombreux que cela – qui moquent le grand prophète saisi dans ses faiblesses, la grande conscience de la gauche prise sous son angle le plus sombre, dans ses accès de violence à l’égard de sa propre famille.

Il y a ceux qui se retranchent dans la posture de l’investigation et du « fact checking » et qui voudraient fouiller comme s’il s’agissait d’un acte de corruption dans une sous-préfecture ou d’une « bavure » à Jénine qui nécessiteraient d’entendre tous les protagonistes, de soupeser les griefs et de confronter les témoignages.

Et il y a tous les sceptiques, les incrédules, les attristés qui s’interrogent sur le partage entre la vérité et le souvenir qu’on en garde, sur l’enfance douloureuse d’Amos et les démons avec lesquels il n’a cessé de se débattre dans son œuvre après le suicide de sa mère, et aussi sur l’époque dont on parle qui est celle d’il y a cinquante ans et qui n’est pas la nôtre. Les souvenirs que rapporte Guila – et dont personne ne peut contester la nature, ils ont été vécus et ressentis de cette manière – ne peuvent pas être rejetés, et le reste de la famille a raison de respecter ce qu’elle dit tout en soulignant qu’ils n’ont pas le même ressenti.

La seule chose qu’on peut dire, c’est que ces souvenirs remontent à loin. Pourquoi ne pas les avoir publiés du vivant d’Amos Oz ? Pourquoi avoir attendu deux ans après sa mort pour le déboulonner ainsi ? Pourquoi ne pas lui avoir laissé une chance de se justifier ou de s’expliquer, ou de se battre la coulpe ou de demander son pardon ? Je sais bien, on dira qu’il faut du temps pour pouvoir formuler ces choses-là. Mais c’est infiniment triste qu’elle ait décidé de ne donner aucune possibilité à cet homme qu’elle a entrepris de faire tomber de son piédestal quand il n’avait plus la capacité de se défendre.

Déjà, la machine se met en branle. Déjà, on dit que la municipalité de Herzliyya, qui devait donner son nom à une avenue de la ville, est en train de reculer sous la pression. C’est l’époque qui veut cela. Gageons qu’il y aura d’autres déboulonnés. Désormais, c’est toutes les semaines qu’ici ou là, une victime expiatoire est jetée entre les griffes du grand Minotaure médiatique. C’est comme ça que ça se passe. Faut-il pour autant en prendre son parti et se résigner à ces mises à mort rituelles ? 

Qui sait si demain, après les rues débaptisées, on ne va pas toucher aux œuvres – « Mon Michaël », « Histoire d’amour et de ténèbres », « Judas », « Seule la mer »…-, tous ces livres somptueux d’un grand écrivain dont on nous expliquera qu’il faudra qu’il soit banni?

A quand la dénonciation de Rousseau et la mise au pilori de ses livres parce qu’il a abandonné ses enfants et ne s’est jamais occupé d’eux ? A quand le bannissement de Tolstoï parce qu’il voulait déshériter sa femme et ses enfants pour offrir sa maison de Iasnaïa Poliana aux paysans des environs ?

Etrange époque que la nôtre qui déboulonne à tout va !

Salomon Malka, Dernier livre paru; Dieu, la République et Macron, Edition du Cerf