C’est un des plus grands dramaturges européens qui vient de s’éteindre. Dans l’une de ses pièces maîtresses, Détails, Lars Noren nous faisait suivre pendant dix ans le destin de quatre personnages contemporains, entre Stockholm et New York. Une pièce interprétée et mise en scène avec grâce par Frédéric Bélier-Garcia l’année dernière. Voici la critique que nous publions alors.
Lars Noren est un dramaturge de l’obscurité : non qu’il soit si mélancolique, il ne l’est que raisonnablement pour un suédois. Mais il plonge ses personnages dans la nuit de leur propre ignorance. Ainsi Détails, pièce emblématique de Noren, écrite en 1999, année où la pièce s’achève. Elle s’ouvre comme un marivaudage contemporain, mais se révèle peu à peu dans toute sa dimension nocturne : au gré des dix années qui nous sont racontées, les quatre personnages avancent dans leur propre existence comme sous le faisceau de la lune, ne saisissant qu’une part restreinte de la réalité, telle qu’elle leur est donnée, en faible partie éclairée, et en majorité laissée dans l’ombre. Et même à la fin, lorsqu’ils tenteront de saisir ce qui leur est arrivé, ils n’y parviendront que partiellement, tant l’ignorance a plané sur leurs existences.
Pourtant, tout commençait presque joyeusement dans une série de fragments contemporains. Premier fragment, Erik, éditeur à Stockholm, est dérangée un jour de 1989, par Emma, la jeune extravertie, la beauté en baskets blanches, qui vient de prendre des nouvelles d’un manuscrit envoyé quelques semaines plus tôt. De ce roman, il ne sera plus question, mais d’Erik et d’Emma, bien plus. Deuxième fragment, sur la même scène, autour de la même table, et cette unité de lieu révèle l’intelligence sobre de la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, succèdent à Erik et Emma, Ann et Stefan. La première est la femme d’Erik, médecin, le second est un jeune dramaturge, superbe et pathétique, certain de mourir bientôt. Il ne mourra pas, mais les deux, là aussi, se retrouveront. Troisième fragment, Ann et Erik sont au théâtre pour voir la pièce du jeune dramaturge, l’un parle de la pièce, l’autre veut savoir pourquoi ils ne font plus l’amour, Erik d’évoquer cette obsession de l’ovulation qui ruine leur vie intime. Détails est une de ces pièces à la mélancolie active qui nous raconte le couple, ses passions, ses férocités. Et avant tout ses frustrations, que ce soit sur le plan sexuel ou familial. Au centre, le couple d’Ann et d’Erik, elle interprétée avec violence et précision par Isabelle Carré, qui se révèle dans sa sensualité contrariée et sa terreur de ne pas enfanter, une vraie figure bergmanienne, et lui, Laurent Capelluto, donnant à ce personnage de mari- faux calme, faux assagi, couvant un désir bientôt libéré- un mystère et une vulnérabilité étonnante.
Face à lui, Emma, à qui Ophélia Kolb offre une palette d’émotions et d’excès, affirme peu à peu cette animalité folle qui confère à la pièce son étrangeté. La jeune femme est « malade », comme le diagnostique d’emblée Ann, ce qui n’ôte rien à son pouvoir de séduction, peut-être même au contraire. Cette maladie d’Emma vient dérégler peu à peu cette pièce, la sortir d’un ballet de couples, pour la mener vers autre chose, que les quatre acteurs jouent chacun à leur manière, un afflux brut de liberté, de désespoir. Ainsi de cette scène puissante entre Ann, Isabelle Carré, et Stefan, Antonin Meyer-Esquerré, amateur au fil des années de filles de plus en plus jeunes : ils sont tous deux couchés sur scène, et elle lui demande, en un cri étouffé, pourquoi il ne la désire que quand elle pleure. Et il ne peut pas lui répondre, tant il ne sait pas lui-même d’où naissent ses étranges désirs. Ainsi, la vie ne serait composée que de gestes indistincts, phrases abandonnées au hasard qui, au gré des années, finiraient par livrer une forme de vérité acceptable à celui qui se retourne sur son passé. Voilà donc pourquoi Détails refuse toute structure longiligne. Mais après deux heures de représentation, les fragments finissent par enfin nous révéler la violence de ce qui bout dans un couple, la puissance de fous espoirs qui se réunissent entre deux êtres. Noren est en effet bien nordique : il se fait ici le fils spirituel de Bergman.