Film culte, Soy Cuba de Mikhail Kalatozov ressuscite aujourd’hui grâce à une restauration superbe et un magnifique travail d’édition. L’occasion de découvrir ce chant cinématographique à la beauté de Cuba.

C’est en 1992 que ressurgit des limbes une œuvre prodigieuse et pourtant inconnue, tournée trois décennies plus tôt et fruit de la réunion des régimes castriste et soviétique. Dès les plans d’ouverture où la caméra embrasse avec volupté les formes de l’île caribéenne, on a peu de mal à imaginer la sidération provoquée par l’exhumation d’une telle beauté formelle, simple et puissante à la fois, tant cette sidération reste vive pour nos yeux d’aujourd’hui, ces yeux qui pensent pourtant avoir tout vu et enregistré. C’est que le travail de Kalatozov, sublimé par le style unique et audacieux de son chef opérateur Sergueï Ouroussevski, a peu d’équivalents en termes d’ambition narrative et esthétique, parce que pris dans une contradiction originelle ici extraordinairement fertile : c’est à la fois un film étatique de propagande – inscrit dans un discours politique officiel – et une tentative de cinéma révolutionnaire, armée de la farouche volonté de renverser le regard, de s’emparer des codes de représentation pour saisir, comme jamais auparavant, la beauté de Cuba.

Un souffle romantique et épique

Quatre récits autour de figures populaires et symboliques (la jeune fille prostituée, le paysan exploité, l’étudiant résistant, le citoyen devenu soldat) forment les strophes d’un poème épique et militant, chanté par les accents suaves et nostalgiques de l’île en personne : « Soy Cuba » (« je suis Cuba »). Une symphonie organique et collective dont les envolées lyriques sont accompagnées par une caméra restée dans les mémoires pour sa liberté sans pareil, son aérienne légèreté, son incroyable affranchissement de la gravité et de tous les codes alors en vigueur. La lutte de Kalatozov et de toute son équipe contre l’influence américaine s’accompagne de la conquête de la forteresse du cinéma hollywoodien, en retournant contre lui sa propre machinerie : les travellings, les grues, la pyrotechnie, le gigantisme d’un tournage de deux ans, tout l’arsenal de l’industrie est mis au service d’une résistance généralisée contre l’Amérique, en dépit d’un attrait certain pour une partie de ses oripeaux – la cigarette, la radio, l’automobile. On assiste donc au déboulonnement littéral de la Warner ainsi qu’à la violente interruption d’une séance de drive-in où est projetée l’image de Fulgencio Batista en plein exercice du pouvoir. Le souffle romantique de la lutte innerve donc Soy Cuba mais il ne saurait fait oublier un souffle plus fort encore. Kalatozov et Ouroussevski sont lancés dans une recherche constante de la beauté et de la transcendance, éclatant le cadre politique et narratif d’un récit qui, propagande oblige, tend souvent vers la simplification des personnages et des dialogues. Il faut voir par exemple la manière dont la géométrie des plans répond parfaitement à l’architecture si particulière de La Havane. Ou encore comment une simple scène de danse tourne à un exorcisme rituel dont la folle chorégraphie expose et fragilise la domination du corps américain sur le corps cubain.

Le métissage de deux cultures

Le régime castriste comme la critique locale leur reprocheront d’ailleurs cette œuvre jugée trop esthétisante, trop belle, si l’on peut dire, pour être honnête envers le peuple cubain. Si la stylisation et l’idéalisation du regard éloignent effectivement le film de son ambition première, c’est sans doute cet écart, davantage encore que ses prouesses techniques et visuelles, qui fait la grandeur et la beauté définitive de Soy Cuba. Car c’est bien un regard russe qui est posé sur la vie et la culture cubaine. Dans le noir et blanc scintillant, ce sont deux cultures qui se frottent, s’entrechoquent, se métissent et parfois, se ratent. Mû par sa volonté de se jeter à corps perdu dans cette multitude bigarrée, d’explorer toutes les latitudes de cette société qui lui est étrangère, Kalatozov prend le risque permanent de sortir du réel et de basculer dans la représentation désincarnée. Mais sous l’exhortation à la révolution se cache l’implacable désir de filmer ces visages, de raconter leurs rêves et leurs espoirs, de faire émerger aux yeux du monde un peuple et son droit à l’Histoire, d’être en prise avec sa jeunesse, sa soif de liberté, de nouvelles expériences et de représentations inédites. En ce sens, c’est une œuvre engageante autant qu’engagée. Il ne s’agit plus pour le spectateur d’être en empathie avec un autre que lui, mais bien de devenir cet autre, de prendre sa place dans le manège du monde.

« Toutes ses joies et ses misères, nous les ressentons comme nôtres » écrit d’ailleurs Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman dans la très belle série de lettres qui accompagne le film et qui documente à merveille l’imbrication des questions intimes, politiques et artistiques au cœur du tournage. L’ensemble des suppléments – à commencer par le documentaire de Vicente Ferraz, Le Mammouth sibérien – offre l’opportunité d’estimer la postérité de cette œuvre unique. Jalon essentiel dans la création d’une identité cinématographique cubaine, Soy Cuba passionne toujours les cinéastes et les techniciens du monde entier. On écoute religieusement Martin Scorcese (associé avec Francis Ford Coppola, il distribua le film aux Etats-Unis), Claire Mathon (directrice de la photographie) ou encore Hicham Lasri poser leur regard sur le film : le parcours imaginé par Potemkine autour de Soy Cuba hausse le spectateur d’aujourd’hui au niveau du film de Mikhail Kalatozov, lui permettant d’en comprendre les synergies esthétiques et politiques, d’en préciser les contours matériels et historiques, de saisir la place si particulière de ce film au destin contrarié dans l’histoire du septième art cubain et mondial. Un juste retour des choses.

Soy Cuba de Mikhail Kalatov. Combo blu-ray DVD + livret de 80 pages. Potemkine Films. A découvrir sur la boutique en ligne de Potemkine, en suivant ce lien: https://store.potemkine.fr