L’artiste franco-québécois Grégory Chatonsky présente des installations associant intelligence artificielle, réalité virtuelle, sculptures, peintures, photographies et dessins. Et tente ainsi de comprendre notre monde.

Quelles traces notre civilisation laissera-t-elle après sa disparition ? Réfléchir à une telle question permet à Grégory Chatonsky de mieux saisir le présent. « Se projeter longtemps en arrière ou en avant est l’une des seules manières d’accéder au contemporain et de comprendre la profondeur de ce que nous sommes en train de vivre », explique-t-il. Pour cela, et ce depuis plus de vingt ans, l’artiste franco-québécois scrute Internet, collecte des données, explore les nouvelles technologies, utilise l’intelligence artificielle. 

Tout commence en 1971. Grégory Chatonsky né en France, avant Internet et les nouvelles technologies. S’il ne commence à parler qu’à l’âge de 5 ans, son entourage constate très tôt son habileté pour le dessin. Ses parents l’emmènent voir des expositions, lui offrent des catalogues. La première grande révélation a lieu devant l’oeuvre de Max Ernst. Grégory sera artiste. La seconde en 1985 face à l’exposition Les Immatériaux au Centre Pompidou. Il y découvre le rôle de la technologie dans la modernité. « J’ai alors tout de suite su que je voulais faire ça », témoigne-t-il. Sa vie est ainsi ponctuée de rencontres déterminantes, avec des gens, des lieux, des technologies. La découverte de la Paint-box, première palette électronique facilitant le dessin sur ordinateur, le décide à s’équiper de matériel informatique. Il expérimente alors seul, tente de mélanger des images et des vidéos, produisant ainsi des oeuvres d’art vidéo. « C’était dans l’air du temps », précise-t-il. Nous sommes en 1987. Trois ans plus tard, un bac arts plastiques en poche, il se lance dans des études de philosophie à la Sorbonne. Il veut comprendre la Critique de la raison pure qu’il a lu en terminale. Et « je n’aimais pas l’idée d’un professeur d’art. Je voulais préserver ma pratique. » Le domaine le passionne. 

Prothèse

La rencontre suivante est elle aussi technologique. Internet arrive en France. Grégory Chatonsky travaille alors avec Norbert Hillaire, théoricien spécialiste des relations entre art et nouvelles technologies, à la revue Traverses éditée par le Centre Pompidou. Or l’IRCAM, installé à deux pas du musée, possède l’un des deux accès à Internet en France. Grégory Chatonsky en profite. Et parce qu’il sent que, plus qu’un simple outil, le web va profondément changer les modes d’existence et les relations entre les individus, sa pratique se focalise rapidement sur Internet. En 1994, Il co-fonde Incident.net, l’un des premiers collectifs français de Net.art. En 1995, il fait son mémoire sur Heidegger et la réalité virtuelle, tout en continuant sa pratique artistique liée à l’électronique. Il passe ensuite un DEA d’esthétique à Saint-Charles puis en 1999 un master multimédia à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, alors que la question de l’art numérique apparaît. « J’aime les choses nouvelles, perturbatrices. A 16 ans, pour tordre mes habitudes, j’ai commencé à écouter Karlheinz Stockhausen et de la musique contemporaine. J’essaye de découvrir ce qui, dans des phénomènes nouveaux, relève du passé arrivé à maturation. La philosophie m’a permis d’avoir ce rapport historique à ce qui advient, d’anticiper. » Une dernière rencontre va lancer définitivement sa carrière d’artiste du Net.art. Un ami l’invite à faire une conférence au Web Bar. Il y rencontre Frank Popper, théoricien de l’art, pionnier de la critique de l’art électronique, qui lui propose de l’exposer. 

Se projeter longtemps en arrière ou en avant est l’une des seules manières d’accéder au contemporain et de comprendre la profondeur de ce que nous sommes en train de vivre.

« On rencontre parfois son époque grâce à la convergence des expériences personnelles et collectives », raconte Grégory ChatonskyEn 2011, alors qu’il vit depuis 2006 au Québec où il est professeur invité puis chargé de cours à l’UQAM, l’Université du Québec à Montréal, son disque dur le lâche. Il découvre alors sa dépendance à ce dernier, devenu prothèse. « Cette expérience nouvelle, contemporaine, qui n’existait pas avant, rend fou. C’est une vraie dépossession physique. » A partir de cette expérience personnelle, Grégory Chatonsky cherche à comprendre l’hypermnésie qui caractérise notre société, « la première période de l’histoire où on n’oublie rien. » De cette réflexion autour de la mémoire déléguée à l’ordinateur naît l’installation Our Memory présentée à la Biennale de Montréal. Elle se compose d’un disque dur défectueux, d’images récupérées sur Internet et d’une vidéo constituée de fragment de jeux vidéo apocalyptiques. Il reliera plus tard cette recherche aux data centers, en se demandant si, « alors que la perspective de l’extinction de l’espèce humaine n’est plus seulement théologique ou cataclysmique mais une possibilité scientifique assez raisonnable, laisserions-nous toutes ces données sur Internet pour alimenter les machines qui produiraient des choses qui nous ressemblent ? » Comme pour laisser une trace. 

J’essaye de découvrir ce qui, dans des phénomènes nouveaux, relève du passé arrivé à maturation. La philosophie m’a permis d’avoir ce rapport historique à ce qui advient, d’anticiper.

A la place de la machine

Si Grégory Chatonsky produit jusqu’alors surtout des images, l’année 2013 marque un changement formel de sa pratique. L’artiste se lance dans la réalisation d’objets qu’il nomme des fragments. Céramiques, dessins, impressions sur tissus composent sa nouvelle exposition au Musée d’art contemporain de Taipei. Telofossils dévoile les ruines archéologiques de notre civilisation industrielle disparue, machines enfouies, empreintes de câbles électroniques, de claviers, de mains déformées. Deux ans plus tard, les préoccupations de l’artistes et le contenu de ses œuvres évoluent aussi suite à une nouvelle découverte : la DreamBank, une base de données de 2000 rêves. Il contacte ses initiateurs, deux psychologues de l’université de Santa Clara, qui lui donnent accès à cette ressource. Grégory Chatonsky l’utilise alors pour nourrir une machine qui génère des rêves tout en cherchant en temps réel, sur Internet, des images pour les illustrer. « Les rêves de la machine n’étaient pas les rêves de la base de données mais s’en inspiraient pour créer quelque chose de réaliste. » Il présente les résultats sous la forme d’une exposition, Memories Center, à la Biennale de photo de Montréal en 2015. La même année, il découvre le DeepDream de Google. Ce programme d’apprentissage autonome pour intelligence artificielle est inspiré de la paréidolie, phénomène psychique permettant de reconnaître des images notamment dans les nuages. DeepDream crée des images photo-réalistes et non plus abstraites, comme c’était le cas jusqu’à présent. « Grâce aux probabilités et à partir d’images fournies, l’ordinateur reproduit des images crédibles mais qui n’existent pas. Brutalement dans l’histoire de l’art, la machine est capable de faire des images réalistes qui ne sont pas fondées sur la lumière, comme la photographie, mais sur nos mémoires. De nouveaux horizons esthétiques apparaissent alors. Une nouvelle forme de réalisme »s’enthousiasme l’artiste. Comme en 1994 avec Internet, Gregory Chatonsky a l’intuition que quelque chose d’important est en train de se passer. Il s’empare de cette découverte et nourrit son ordinateur de dessins glanés sur le web. Ce dernier génère alors des dessins et surtout apprend à dessiner. Une nouvelle passion est née. Il crée ensuite des photos-satellites de lieux qui n’existent pas, se confronte à la 3D et réalise des empreintes digitales ou des ossements crédibles. Sa méthode est toujours similaire. Il nourrit son ordinateur de données que ce dernier traduit pour produire de nouvelles images et formes. 

En 2017, Grégory Chatonsky rentre en France pour intégrer l’Ecole Normale Supérieure de Paris en tant qu’artiste chercheur. Il travaille non pas sur l’intelligence artificielle mais sur l’imagination artificielle, cette faculté des machines à produire des images. Ses recherches théoriques et expérimentations pratiques le poussent à interroger le processus d’interprétation des données par la machine. « Et là je commence à me mettre à la place de la machine, à développer de l’empathie. » Et si la machine, en créant ces photos satellites, créait une deuxième terre, une terre alternative, non pas virtuelle mais au statut encore inconnu. Et si ses oeuvres nous donnaient accès à l’imaginaire de la machine ? Et si la machine doutait elle aussi de sa propre « réalité » ?