Comment conjurer la saturation des images, faire passer cette indigestion de vidéos, de photos devenue la norme torrentielle de ce millénaire ? L’antidote est au quai Branly où une riche expo, soigneusement conçue, A toi appartient le regard, montre qu’il est justement au pouvoir des images elles-mêmes d’immobiliser le flux et de restituer au regard ce qu’il a de plus précieux – l’attention portée aux êtres et aux choses dans leur singularité. Ainsi, les 666 autoportraits au Polaroïd de Samuel Fosso, avec leurs variations infinitésimales d’exposition, et leur déclinaison d’expressions faciales, rappellent la nature discrète, plurielle, du moi, faits d’instants infiniment divers. Le Thaïlandais Lek Kiatsirikajorn confronte, lui, dans sa série Lost in Paradise, les silhouettes de paysans déracinés à leur nouvel environnement, friches urbaines exubérantes, masses monumentales de béton. Comme des brindilles humaines qui affirment leur présence dérisoire mais têtue face à ce qui menace de les engloutir. Plus loin, le Sud-Coréen Onejoon Che nous convie à son Monumental Tour où des architectures asiatiques – on songe au futurisme pompeux de l’Independence Hall de Namibie, dû à la Corée du Nord – sont érigées sur le sol africain. Redoublement de singularité : non seulement, les monuments sont isolés par les clichés, mais le contexte africain, révélé par les légendes, en les dépaysant, leur confère une aura insolite. Là, c’est une vidéo bifrons de Katia Kameli. Au recto de l’écran, Le Roman algérien, chapitre 1, et l’étalage des marchandises d’un kiosquier algérois : un assortiment d’images composites, cartes postales, reproductions de photos sur l’Algérie. Au verso de l’écran, c’est le « chapitre 2 », la philosophe Marie-José Mondzain « relisant » le « chapitre 1 ». Au bout du compte, c’est à une véritable désédimentation de l’histoire algérienne qu’on assiste, les vidéos rendant sensibles les couches hétérogènes qui la composent. A toi appartient le regard offre ainsi à la conscience de puissants instruments d’anatomie du monde.

Et s’il faut encore se persuader des vertus d’investigation et de clarification de l’image, de sa capacité, et c’est bien le moins pour les arts visuels, à faire toute la lumière sur un sujet, on se rendra à la Fondation Cartier, dont l’expo, confinement obligeant, a été prolongée. Claudia Andujar, légende vivante de la photo brésilienne, dont nous avions parlé dans notre numéro 136, a su jouer de tout le registre des possibles offerts par l’objectif pour représenter au plus juste les Indiens Yanomami du Brésil. A l’orée des années soixante-dix, elle entame le premier volet de son grand œuvre photographique, s’efforçant de trouver dans l’image, et les manipulations qu’elle lui impose, un équivalent plastique à la vie des Yanomami. Et en particulier – sidérantes photos de cérémonies chamaniques – à leur univers mental, à tout ce qui peuple le monde à la lisière du visible. A la fin des années soixante-dix, la justesse devient revendication de justice : le projet de route de la Perimetral Norte bouleverse l’habitat et la société Yanomami, la fièvre de l’or des années 80 n’arrange pas les choses. Claudia Andujar s’engage, ses photos deviennent des actes, il ne s’agit plus seulement de montrer mais aussi de convaincre. D’où, par exemple, en 1989, et reconstituée pour la Fondation Cartier, l’installation audiovisuelle, éloquemment titrée, Genocide of the Yanomami: Death of Brazil. Les images ne sont jamais innocentes, on le sait, mais Claudia Andujar rappelle qu’elles ne sont pas non plus nécessairement coupables – au contraire, elles peuvent être du côté du droit…

Exposition Claudia Andujar, la lutte Yanomami, fondation Cartier, jusqu’au 13 septembre

Exposition A toi appartient le regard, musée du quai Branly, jusqu’au 1er novembre

Et aussi : Exposition Helena Rubinstein, musée du quai Branly, jusqu’au 27 septembre

Exposition Les Curiosités du monde de Françoise Huguier, musée du quai Branly, jusqu’au 11 octobre