« C’est de la musique progressive ! ». C’est ainsi que le jeune réalisateur algérien Amin Sidi-Boumédiène, fils d’un entrepreneur polytechnicien et d’une mère biologiste, décrit son premier long-métrage Abou Leila présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2019. La référence à ce genre musical, né à la fin des années soixante est suffisamment rare pour attirer l’attention. Et ceci d’autant plus qu’elle décrit exactement la nature de l’objet bizarre et entêtant qu’est Abou Leila. Explications musico-filmiques.

Au-delà des genres

Qu’est-ce que la musique progressive ? D’abord, un genre non genré, un style se dérobant à toute étiquette et qui a fait du syncrétisme son ADN. Or, Abou Leilan’est jamais le film qu’il paraît être. Façonné par un extraordinaire plan-séquence virtuose, nos attentes sont toujours trompées. Nous pensions regarder un polar urbain façon French Connectionmais ce sera tout autre chose. Mais quoi exactement ? Une scène nous emmène sur d’autres sentiers : nous suivons désormais la traque d’un dangereux criminel. Le film s’apparente alors à un alliage de western et de road-movie qui peu à peu emprunte d’inquiétants chemins bunuéliens et lynchiens. Des genres et des réalisateurs qu’il me confie évidemment adorer, surtout l’auteur du Charme discret de la bourgeoisie.

Amin Sidi-Boumédiène a tellement voulu retrouver une imagerie seventiesqu’il a utilisé avec son chef opérateur, Kanamé Onoyama, une focale anamorphique pour donner une texture plus analogique, plus épaisse à l’image, tout en veillant à ne pas trop saturer les couleurs du désert. C’est en venant à Paris, d’abord pour étudier la médecine, puis la chimie avant de finalement choisir le cinéma qu’il a parfait au début des années 2000 une cinéphilie commencée par des VHS pirates à Alger. De cette culture protéiforme chaque scène, toutes d’un registre différent, semble se faire le lointain écho comme si le film était une arche de tous les grands genres cinématographiques. Quatre syllabes seulement agrègent ce grand tout disparate : Abou Leila. Soit le nom d’un mystérieux criminel qui aimante nos deux héros et les font peu à peu sombrer dans le désert et dans leur propre violence intérieure.

Au-delà du manichéisme

Tel un morceau de King Crimson, groupe préféré de Amin Sidi-Boumédiène, le film ne choisit jamais la simplicité. Il se situe en 1994, en pleine « décennie noire ». Mais jamais ce jeune homme ayant grandi à cette époque, ne cherche à faire la leçon, à donner d’explications toutes faites à la situation politique – parfois schizophrène – de son pays. L’utilisation des codes de genres très différents lui sert – comme il l’explique – à « rendre compte de la confusion d’une époque ». Qui est de quel côté ? Qui agit et dans quel camp ? Jeune homme, Sidi-Boumédiène regardait les images des attentats au journal télévisé. Son film rend compte de sa propre perplexité – et de celle de ses proches – face à une violence auquel lui et ses amis ne comprenaient pas grand-chose. « La littérature est très abondante sur ce sujet en Algérie. Mais cela demeure une sorte de tabou à la télé ou au cinéma. L’État ne veut pas reconnaître qu’il s’agissait peut-être d’une guerre civile éminemment complexe. J’ai voulu absolument éviter toute réponse facile et tout manichéisme. ».

Une allégorie concrète

Polymorphe, complexe, la musique progressive n’a peur d’aucun excès ni même, parfois, du ridicule. Plus le film progresse, plus il se dérobe à toute explication rationnelle, nous plongeant dans un état d’hébétude rare, provoquée par l’alternance d’onirisme et de réalisme cru, de calme et d’ultraviolence comme lors du massacre perpétré dans un hôtel. Tels des plages musicales sans queues ni têtes, certaines scènes sont aussi insoutenables qu’incompréhensibles. Une violence sauvage explosant de façon soudaine en plein milieu de longs ponts contemplatifs réalisés dans les décors extraordinaires du sud Sahara. « J’ai passé trois ans à sillonner le désert pour trouver mes décors. J’ai d’abord pensé tourner le film plus loin encore, près de la frontière avec le Mali mais c’était compliqué en termes de production tant le film a coûté peu et ce n’était pas forcément très sécurisé. ».

Comme un morceau de Tool, autre groupe de référence adorée par le cinéaste, le film se veut à la fois physique et mental. « J’ai rêvé pendant près de dix ans ce film à la fois comme une expérience éprouvante et une allégorie philosophique. ». Le désert est ici utilisé à la façon d’une partition blanche où naissent et meurent les accords les plus cauchemardesques, des notes sombres et cryptées.

Ce sont le désir de rendre compte du mystère du réel, dans toutes ses nuances et l’indocilité d’un projet esthétique hors normes et exigeant qui font le prix d’Abou Leila. De par sa frontalité, la spontanéité de son geste et la maîtrise de chaque séquence, le film montre combien il est parfois possible d’être punk et virtuose à la fois. Il prouve surtout l’ambition absolue et la versatilité plastique de son auteur dont on attend avec impatience le prochain « morceau ».