wang bingMettons qu’on enterre un homme, que son cercueil soit encore posé sur un tréteau au milieu du cimetière, et que vous soyez là pour filmer. A coup sûr vous faites un plan du cercueil, un plan fixe et cadré nickel – ses arêtes parallèles à d’autres lignes-, flanqué sans doute d’autres plans de facture semblable (inhumation solennelle, gestes rituels, corps compassés). Ainsi fétichisé, ce cercueil acquiert une dimension qui l’excède, est érigé en allégorie de la mort. Vous filmez une idée, éventuellement un sentiment (genre la tristesse). Vous ne filmez pas comme Wang Bing.

Wang Bing prend, lui, la scène en amont, quand le cercueil est encore mobile, porté par une demi-douzaine d’hommes en serrant les dents et soufflant des naseaux. Le chemin est à flanc de colline, le sol cahoteux, les virages en épingle difficiles à négocier, le cercueil pèse, ce n’est pas un symbole mais une chose dotée de poids, il faut faire de régulières pauses, se repositionner, repartir, tout autour de la boîte ça gueule, se hèle, se crie des conseils, et une fois là-haut auprès de la tombe la cacophonie dure, les deux fossoyeurs descendus au fond du trou doivent s’adosser l’un à l’autre pour que l’un pousse l’autre qui de ses jambes tâche de faire glisser la boîte dans l’excavation latérale. Leurs gémissements d’effort s’exténuent en rire, mais le fils du défunt, trois mètres au-dessus, ne rigole pas, au contraire fulmine mécontent de la manoeuvre, ils ont poussé le cercueil de travers ces cons là, il va descendre à son tour pour le réajuster, si si il va descendre laissez-le tranquille, « le Parti communiste l’a assez malmené comme ça » vocifère-t-il. Il parle du mort, de nul autre que de ce mort-là, son père, porteur d’un nom, Zhou Zanoan, qui le singularise. Wang Bing ne filme pas des idées mais des situations. Pas des symboles mais des faits. Des actes.

Sur le chemin pentu, le filmeur était là qui suivait la manoeuvre. Suivre au sens de prêter attention et de marcher à la suite. Pour Wang, les deux sont quasi indissociables. l’ouest des rails, première livraison, d’une oeuvre monumentale cousue de plans anti-monumentaux, avait, en 2003, d’emblée imposé la figure du filmeur-marcheur. Peu de plans contemplatifs sur l’usine – ceux enclins à tirer beauté du cauchemar industriel sont déjà assez nombreux comme ça -, mais un cinéaste qui, nanti d’une petite caméra numérique (à l’époque le fait était remarquable), arpentait le site dans les pas de tel ou tel de ses usagers, de sorte que filmer était un acte aussi.

En mouvement

Au milieu de ce qui fut le « camp de rééducation et de réforme par le travail » de Mingshui, on trouve des ossements, restes des morts sans sépulture (juste parfois une pierre griffée d’un nom) d’il y a un demi-siècle. 

Plans fixes ? Plan sur ce fémur, puis ce tibia, puis cette mâchoire. Wang ne fonctionne pas comme ça, il n’est pas là pour faire des images mais des plans. L’image s’abstrait d’une situation, le plan s’y articule. La situation c’est cette plaine aride et venteuse. Plutôt que de produire des plans hors-sol, la caméra de Wang ressaisit une continuité, un espace, en accompagnant des gens qui piétinent là en quête de traces qui les aident à se souvenir de ce qu’ils n’ont pas vécu. Le filmage est en mouvement, toujours : le crâne on y accède par un homme qui le trouve, par une main qui le saisit – le cadreur épouse le geste-, par l’oeil qui s’y arrête – le cadreur zoome. Et si Wang se trouve seul au milieu de la plaine, comme il arrivera au milieu puis à la toute fin des huit heures quinze des Ames mortes, la charge du mouvement lui reviendra, sa caméra à la fois capteuse et traqueuse filmant et guidant la recherche. Quelques pas en travelling avant heurté, un arrêt pour cadrer un os de tibia là derrière une butte, quelques pas à nouveau, avant une autre station pour un autre os, jusqu’à l’arrêt final sur deux crânes perdus au milieu de rien, et alors le mouvement antérieur rend cette immobilité d’autant plus tangible, et sa durée d’autant plus dense, plus insistante, terriblement intense. Regarde bien spectateur, vois ces restes d’humains et vois comme moi l’arpenteur je m’y arrête, comme j’exécute l’acte de m’y arrêter et de les cadrer, regarde bien ces crânes et enfonce-les-toi dans le tien. 

A vrai dire, les moments de marche sont rares dans Les âmes mortes. 90% de ce film constitué d’entretiens réalisés entre 2005 et 2016 est statique. L’arpenteur s’est assis pour écouter-filmer le témoignage de survivants de trois années de camp. Sauf que, tels que rendus par Wang, ces entretiens sont aussi des actes.

Ils le sont en vertu d’une option qu’on appellera du montage minimal. Qui tient en deux points.

Blocs

Point un, les entretiens ne sont pas montés entre eux, insolente dérogation à la facture majoritaire des docus fabriqués à base d’entretiens, qui, pour ne pas ennuyer faut-il croire, opèrent par enchevêtrement de petits bouts de chaque, en sorte qu’à l’écran une phrase de Paul complète trois phrases de Pierre glissés à l’appui du développement de Jacques, et ainsi de suite. Les survivants de Mingshui se succèdent et non s’enchevêtrent. Chacun a son moment spécifique, isolé, et le film est une succession de blocs, autant de blocs qu’il y a d’individus – une vingtaine, et quelque chose nous dit que tous les gens rencontrés y sont, que Wang s’est interdit l’obscénité de « virer au montage » le moindre de ces individus que le pouvoir communiste s’est jadis acharné à virer de la surface.

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