sniper
C’est l’affaire du moment. La grande affaire. D’abord celle du retour de Clint Eastwood. Mais attention du vrai Clint. Puissant, brillant, inventif, viscéral, maître des ruptures de ton, minutieux metteur en scène classique et efficace des ambiguïtés de l’Amérique, de ses héros violents, ceux d’Un Monde Parfait, Impitoyable ; le vrai Eastwood quoi, pas le pépé un brin flappi des guimauves des dernières années : Jersey Boy, Invictus. Ensuite, le retour du flingueur républicain, de l’Inspecteur Harry. Celui-là, il continue de poser problèmes, comme en témoigne la réception critique de son American Sniper, plus gros succès de sa carrière, plus gros carton pour un film de guerre jamais enregistré. Mais aussi plus grosse polémique journalistico-médiatico-politico-cinoche depuis belle lurette (dont un fameux tweet de Michael Moore). Chris Kyle (Bradley Cooper) est un navy seal qui aurait dégommé du haut de sa tourelle environs 160 irakiens et sans doute une bonne centaine en plus. Le film s’appuie sur les mémoires de Kyle devenues un best seller outre Atlantique. La question est donc claire comme de l’eau de vie : Eastwood glorifie-t-il la figure du sniper, appuie-t-il les démangeaisons sur la gâchette de son personnage principal ? Eastwood est-il aussi simpliste que Kyle qui s’engage dans le conflit parce qu’il se croit, en bon protestant, élu divinement pour être « le chien de berger » de la Sainte Amérique menacée ?

 

Clint fait-il l’apologie du tir aux pigeons, et de la politique belliqueuse américaine, manichéenne telle qu’exprimée par l’administration W. Bush dans les années 2000, au cours desquelle Kyle exerça ses talents en Irak? Non. Clairement non. Absolument pas. Durant la première partie, Eastwood déconstruit l’inconscient, le fond de demie-cervelle de son personnage, élevé au bon grain, à la Bible, éduqué à chasser, tirer et tuer. Il est même désigné par son paternel comme un véritable héros en puissance. Ni une ni deux, après courses de rodéo, Chris Kyle boit une blonde, drague une brune, voit à la télé de bons américains se faire trucider par des islamistes et part derechef accomplir sa Sainte Mission. Eastwood ne prend pas parti, il montre : Kyle croit héroïquement, défendre une certaine idée de ce qu’il croit être le Bien. Pas de contre champs donc, on est du coté du sniper, de ce qu’il voit dans son viseur : pas de visages de l’autre coté. Les irakiens sont une masse informe, des loups en somme, les ennemis sans âme de sa belle Amérique. Kyle a un coté psychopathe. Il ne voit rien ou plutôt ne voit que ce qu’il veut voir. Jusqu’au jour où il doit abattre un enfant.

 

En tirant vite et bien, Kyle n’a pas à regarder, à comprendre : il effectue son job ! Donc, il dégomme à la pelle comme au stand de tir. Kyle vise mais ne regarde pas. Quand il croise son frère traumatisé, trouffion malgré lui, Eastwood est claire : la guerre est une saloperie qui s’enlise, l’engagement américain en Irak une connerie sans nom. A ce moment là, il opère un contre-champs sur Kyle : il ne comprend encore rien, s’offusque en silence de la complainte fraternelle. Il tourne les talons et repart au combat. Kyle ne voit rien parce qu’il ne le peut pas. Mais aussi parce qu’il ne le veut pas. Pourtant la tristesse de son frère va le travailler au corps. Comme la douleur de son épouse qui ne le voit jamais. Comme celle d’un enfant sur lequel il devrait tirer sans se poser de questions. A force, Kyle va devoir affronter ces questions et regarder qui il a dans son viseur. American Sniper est l’histoire d’un fusil qui se transforme en homme, du bras armé de l’Amérique qui refuse d’appuyer sur la gachette.

 

Au fond, on aura reproché à Eastwood de faire exactement ce à quoi il se refuse : être simpliste, malhonnête, schématique. Au lieu de tourner le dos à la violence, de détourner le regard, il braque sa caméra avec une puissance rare sur les contre sens qui mènent son pays à s’aveugler. Il inspecte son héros au corps à corps, comme il l’a toujours fait, et s’interroge sur la violence de certains hommes. Puis sur ce qu’en fait le pays: des héros. L’Amérique fait de son bras armé un héros. Comme le dit Kyle à la fin du film à un militaire « Je ne souhaite à personne de devenir une légende. ». Une légende, c’est un pantin, une marionnette nationale.

 

L’Amérique fait de ses snipers, de ses professionnels de la tuerie des héros comme elle faisait jadis d’un assassin une légende dans Impitoyable. C’était aussi le sujet de Mémoires de Nos Pères d’une certaine façon. Des trouffions étaient façonnés en héros pour renforcer l’effort de guerre et la propagande. C’était et c’est encore et toujours le sujet d’Eastwood : la manière dont le patriotisme et le système dépossède les individus de leur humanité. American Sniper est une autre pierre à l’édifice mais cette fois le film est suffocant, anxiogène, étouffant. Plus de deux heures dans une caboche obtuse, fermée aux autres, au monde. Kyle a beau tout voir dans son viseur, au fond il ne voit rien. A vrai dire, la métaphore et la parabole du sniper aveugle, du viseur borgne est même un tantinet lourdingue, voire pataude. Pas forcément digne de Clint. Bizarre quand même qu’on continue de s’aveugler avec ce film certes mal aimable et éprouvant mais finalement très clair.