Pour le comédien Eric Caravaca, réaliser un film consiste à combler le vide laissé par des images qui n’existent plus. Avant sa naissance, ses parents ont eu une fille qui est morte très jeune. Sa mère n’a gardé aucune photo de ce fantôme. Caravaca prend sa caméra, interroge sa mère, laconique. Elle botte en touche avec douceur. Son père, très malade et sur le point de mourir, s’émeut mais n’en dit pas beaucoup plus. En voix off, Caravaca cherche à comprendre. Sa langue est au diapason de son phrasé et de sa voix, elle est : chaude, douce, mé l o d i e u s e , pudique. Belle langue, beau texte entre psychanalyse et réflexion sur les images. Caravaca cherche, se rend au « Carré 35 » au Maghreb, là où fut enterrée cette petite fille qu’il n’aura donc pas connue et dont on aura cherché à ne jamais lui en parler. Le non-dit est paradoxalement si explicite dans la famille, l’absente si présente qu’elle se glisse naturellement dans la mémoire, dans l’inconscient familial. Troublante photo où le petit Eric pose avec son frère et ses parents mais où l’on a l’impression que le bras de sa mère étreint une personne invisible comme si cette petite fille morte avait toujours vécu parmi eux. Ce dont traite donc en partie Carré 35, ce sont ces fantômes familiaux, ces trésors dissimulés dont les psychanalystes expliquent qu’ils hantent, vampirisent et finalement détruisent les familles à petit feu. Revenir vers les siens, inciter ses parents à dévoiler, même à demi- mot, les secrets les plus jalousement gardés, c’est donc à la fois se sauver soi-même, sauver sa famille et peut-être d’abord les générations à venir (comme ce bébé avec lequel Caravaca joue et qui doit être sauvé comme ne le fut pas sa soeur aînée). Carré 35 est donc un documentaire étonnamment romanesque : un polar familial tortueux, un film noir complexe sur la colonisation, la décolonisation et ses conséquences et un mélodrame poignant sur les liens tortueux entre un fils et le passé de ses parents. Il y a quelque chosed’Un roman russe d’Emmanuel Carrère dans cette démarche : même façon dedemander des explications aux aînés, de remuer les cendres pour construire la possibilité d’un avenir, d’un renouvellement. D’autant que la démarche et le phrasé de Caravaca ont la même acuité et la même profondeur introspective que le romancier. Seulement Carré 35 est d’abord un très grand film de cinéma : pour mener sa quête, le réalisateur use d’images provenant de différents supports et formats. Son enquête l’amène à recourir à des de films de famille en Super 8, des photographies de différentes époques (avec ce que cela suppose de différence de textures) qu’il mêle aux plans – parfois symboliques, parfois très picturaux- qu’il compose avec le grand Jercy Palacz, chef opérateur de Pol Cruchten sur La Supplication, autre film sur la présence des fantômes dans notre monde. Cet assemblage de sources hétérogènes et d’images numériques ne cherche jamais à combler l’écran pour illustrer le texte, il compose d’abord un miroir aux interrogations les plus intimes de Caravaca : de quelle façon ceux qui vivent sur les écrans de notre mémoire contrôlent plus ou moins nos vies ? Comment vivre avec eux et leur offrir une vraie sépulture par et grâce au cinéma ? C’est le sens aussi du septième art. Caravaca n’est plus seulement comédien, il est aussi un auteur.
Un roman marocain
Il y a un point aveugle dans l'histoire familiale d'Eric Caravaca. C'est là que s'engouffre son documentaire Carré 35. Où l'acteur se révèle très bon cinéaste.