last flag flyingD’une guerre l’autre. Last flag Flying, c’est la boucle traumatique de la psyché américaine, le circuit fermé d’une Histoire qui bégaye et n’en finit plus de répéter ses drames. Linklater construit son nouveau film comme une caisse de résonance temporelle : les séquelles de la grande saignée des seventies, le Vietnam, se répercutent dans cet autre choc, à l’orée du nouveau millénaire, l’Irak. Soit trois vétérans d’un conflit, Doc, Sal et Mueller. Le premier a perdu son fils, Larry Jr., tout juste enrôlé chez les Marines, en Irak (on est en 2003). Doc bat le rappel de ses anciens camarades. Retrouvailles tâtonnantes, un peu incrédules entre les trois grognards. Doc a une requête : que les deux autres l’accompagnent rechercher le corps de son fils à Dover dans le Delaware. Et qu’ils ramènent le cercueil dans le New Hampshire, à Portsmouth, chez Doc. Car le père refuse le cérémonial rituel de l’enterrement à Arlington, le panthéon des soldats US tombés au champ d’honneur. Larry Jr. sera inhumé chez lui, chez eux, après un long trajet en train. Façon pour Linklater d’affirmer le primat de l’histoire individuelle sur la grande Histoire. Et de souligner que le temps, dans son film, n’est pas celui des « événements » mais des vies privées. Pas celui de la guerre, mais celui des hommes qui la font, et qui s’y défont. D’où ce paradoxe : alors qu’il est question de Vietnam et d’Irak, on ne verra rien du « théâtre des opérations », la scène, pour rester dans le théâtre, est ailleurs, aux Etats-Unis, entre les trois hommes. C’est toute la différence avec le American Sniper d’Eastwood qui, lui, démontait avec une précision d’horloger, les gestes et les procédures du combat, en Irak.

Film proustien

La matière première de Linklater, c’est le temps et sa puissance métamorphique. Matière compressible : on pense à Boyhood, plus de dix ans d’une vie dans un film. Matière tendre qu’on peut découper en morceaux : la trilogie des Before Sunrise, Before Sunset et Before Midnight qui consignent chacun un moment dans la chronologie des vies de leurs personnages. Mais matière corrosive aussi, qui dissout et déforme. Tempus fugit, et il transforme les êtres et les corps. Les remodèle au point de les rendre méconnaissables. Premières images du film : Doc interprété par Steve Carrell, parfait sur le registre déteint du type écrasé par la vie derrière ses lunettes, pousse la porte du bar de Sal, joué par Bryan Cryanston, qui aligne les numéros d’anthologie de fort en gueule au coeur tendre. Doc à Sal : « tu ne me reconnais pas ? ». Sal : « Pas possible ! » Doc : « Possible… ». Le plus méconnaissable, toutefois, c’est le troisième larron, le dernier sommet de ce triangle de la camaraderie. L’honorable révérend Richard Mueller, joué par Laurence Fishburne, embonpoint d’ex-lutteur, patte folle et canne. Sal, que Doc a emmené dans la petite église de Richard, n’en croit pas ses yeux. C’est lui, Mueller « le cogneur », le « party animal » d’antan ? C’est le premier trouble du film, très proustien : la conscience du changement des êtres au fil du temps.

Impression renforcée encore par la palette chromatique du film, ses grisailles, ses teintes délavées, en parfait accord avec l’hiver, on est aux alentours de Noël : l’année est moribonde, presque écoulée, une autre va commencer. Mais impression ravivée surtout par la généalogie du film de Linklater. Le film, coscénarisé par Darryl Ponicsan, adapte son livre, Last Flag Flying, lui-même suite de son roman culte de 1970, La Dernière Corvée. Culte, parce qu’adapté, lui, en 1973, par Hal Ashby. Linklater se défend d’avoir tourné à son tour une suite. Et certes, explique-t-il, il a modifié les noms des personnages du roman, fait de deux des personnages des Marines alors que dans le roman ils sont tous trois des anciens de la Navy. Mais les images et les situations se surimposent, comme si, par exemple, le voyage en train des trois héros d’Hal Asby était aussi celui de Doc, Sal et Mueller et leur cercueil. Last flag Flying fonctionne à cet égard comme un filtre déformant avec nouvelles têtes et nouvelle époque, à travers lequel on verrait remodelé, un passé de cinéma.

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