Farraj chantonne en cueillant des gombos. Sa voix est chaude comme la fumée de ses cigarettes : « Nous entrâmes dans la taverne, les verres y dansaient/ Je crus bien que ma coupe était emplie de feu/ Nous en bûmes quelques gouttes et nous nous enivrâmes/ Je ne sentais plus s’il faisait chaud ou froid. » Le ciel est très bleu, le champ est d’un vert tendre. Un vert égyptien. Le soleil lui aussi est chaud, comme la tendresse de Farraj dans sa djellaba gris-mauve. Farraj est un paysan du sud de l’Égypte, son corps est sec, sa peau est brune. « Je voudrais te donner la nationalité égyptienne » , dit-il soudain à la cinéaste qui le filme, dans une urgence pleine de rage contenue. « Pourquoi ? » demande-t-elle. « Je voudrais qu’à ta mort, tu sois enterrée ici, à côté de nous. Pour qu’on puisse te rendre visite. Si t’es enterrée en Europe, comment on pourrait te rendre visite ? Hein dis-moi, comment on arriverait là-bas ? Toi, vivante, on sera jamais arrivés en Europe. On vient après ta mort ? Mensonge. C’est pas vrai ?… Je veux que tu m’écrives un testament pour qu’on te fasse une tombe ici. Pour que ta tombe soit pas noyée par la pluie là-bas. Ici, y a pas de pluie. On t’enterra ici. Si tu veux être au monastère, on t’enterra là-bas. Si tu préfères être avec les musulmans, on le fera. Comme il te plaira. »
Alors qu’en France, les politiques de rigueur économique européennes ont livré la démocratie aux semeurs de haine et de peur, les peuples arabes tentent d’inventer une démocratie naissante, débarrassée des dictatures militaires, des tyrans et des fondamentalistes islamiques. Difficile de ne pas voir dans ce film solaire tourné dans un village de l’Égypte pendant que la révolution est retransmise en direct sur les écrans de télévision des villageois, un très salutaire et réjouissant contrechamp aux slogans rétrécis et aux raccourcis redoutables de la France Front national. La juxtaposition des paroles, des doutes, des gestes, des corps, de la vitalité et de l’humour de ces paysans très modestes, avec ceux des candidats, sympathisants et militants du Front national vus ces derniers jours à la télévision, est absolument redoutable tant leur beauté irradie d’intelligence et de bon sens. Comme le dit Farraj en se lissant longuement les cheveux devant un bout de miroir posé sur le robinet d’un évier avant d’aller voter pour la première fois de sa vie : « Dieu est beau et il aime la beauté. Non ? Alors je me fais beau. C’est comme pour la prière du vendredi, je sors mes plus beaux vêtements. »
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