shokuzaiPasser du petit au grand écran donne rarement de bons résultats. Le diptyque de Kiyoshi Kurosawa, issu d’une série TV, dément le préjugé. Quintuple écho à quinze ans de distance d’un crime, impossible à se remémorer, impossible à oublier, Shokuzai fonctionne comme un piège. C’est un chef-d’oeuvre.

         Kiyoshi Kurosawa tourne comme il respire. A son actif, une filmographie longue comme un jour sans saké. Emaillée de pépites horrifiques (Seance, tout en apesanteur spectrale ; Kaïro et sa disquette-mistigri maudite). De dérapages contrôlés hors des sentiers du thriller malaisant (Tokyo Sonata, du Ozu 2.0 sur les accidentés de la mondialisation). Cinéaste au métabolisme vorace, biberonné au V-cinéma (label nippon spécialisé dans les sorties directement en dvd) et aux maîtres anglo-saxons tel Hitchcock, il occupe aussi la petite lucarne. C’est le cas avec Shokuzai, construit en cinq chapitres, précédés d’un prologue et répartis sur deux films de quatre heures et demie. Minisérie élaborée au départ pour une chaîne japonaise, Shokuzai migre sur grand écran. C’est une bonne nouvelle. Allégé de ses tentations maniéristes, tout au plaisir contagieux de ramifier son histoire en un quinté d’épisodes, Kurosawa réalise un chef-d’oeuvre vénéneux.
         
Tout commence par une scène primitive et une parole. La scène est un fait divers sordide : Emili, une gamine, se fait assassiner dans le gymnase de son école ; quatre copines l’attendent à l’extérieur. La parole est celle d’Asako (Kyoko Koizumi, une Lady Vengeance grande-bourgeoise), la mère d’Emili. Elle est prononcée devant les quatre fillettes, lors d’une séquence proche d’un rituel funéraire pour les mânes de la petite morte. A un gros plan sur une photo encadrée d’Emili succède un point de vue surplombant : la caméra filme en plongée les quatre gamines assises face à la mère, placée de l’autre côté de la table. Rappel visuel de la disparue, répartition rigoureuse des personnages dans l’espace : le moment tient du cérémonial. Un cérémonial servant d’écrin à la colère d’une mère. « J’en ai assez, je ne vous pardonnerai jamais » fulmine-t-elle. Car les fillettes, comme l’étudiante de Cure, sont amnésiques : aucune d’entre elles ne parvient à se souvenir du visage de l’assassin, qu’elles ont pourtant vu. Dès lors Asako, enragée, les condamne à faire pénitence si elles ne retrouvent pas la mémoire. Sae, Maki, Akiko et Yuka devront vivre avec l’ombre de cette malédiction. Flashforward : ce prélude achevé, le film fait un bond de quinze ans en avant pour s’attacher, successivement, aux pas de chacun de ces témoins muets. Kurosawa déploie sur le mode majeur d’une forme chorale le leitmotiv de ses grands films. De l’épidémie virale informatique dans Kaïro à la dégringolade socioéconomique d’un homme dans Tokyo Sonata, il répète toujours la même ritournelle : celle d’une fatalité. Mais dans Shokuzai, il ne s’agit pas seulement de l’emprise des paroles d’Asako, mais plus largement de tout ce qui contraint, enferme, détermine. Et donc d’une question cruciale dans un Japon loin d’être affranchi de ses pesanteurs sociales et familiales : peut-on vivre libre ?