SENSESPour la première fois, cette année, le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi fait partie de la compétition cannoise où il présente son nouveau film : Asako I et II. Une reconnaissance pour ce réalisateur méconnu et auteur déjà de plusieurs documentaires et longs métrages. Primé il y a deux ans à Locarno, Senses constitue un événement à plus d’un titre : c’est un film-série, c’est-à-dire un long métrage constitué de cinq épisodes, renvoyant chacun à nos sens (toucher, goût, odorat, vue, audition). Le distributeur a fait le choix inédit de sortir ce faux feuilleton en trois fois, étalé sur toute la durée du mois de mai. Comme le cinéaste, il souhaite parier sur l’affect, la sympathie, la proximité que le spectateur éprouverait pour quatre copines qu’il souhaiterait retrouver. Aucune histoire dans Senses, sinon la chronique simple d’une amitié féminine au long cours jusqu’à la disparition de l’une d’entre elle et dont l’absence remet en question l’équilibre du groupe. Le format série sied à ce film dont la principale puissance tient à cette durée extraordinaire (5h17) qui permet de s’approcher au plus intime de ces quatre femmes proches de la quarantaine et ayant chacune des vies domestiques variées. La durée permet d’atteindre un des sens : l’écoute, la capacité à entendre ce que dit l’autre, pour s’approcher des personnages en étant attentif à ce qu’il raconte. C’est ce qu’exprime l’une des premières scènes, virtuose mais toujours modeste, sans affectation : un cours où les femmes doivent poser leurs oreilles sur le ventre de leur partenaire et écouter leur intériorité. Chaque épisode repose ainsi sur une scène pivot où le spectateur s’immerge, dans un style très documentaire, au milieu d’un groupe : ainsi la scène du restaurant, à la durée inusitée, où l’on observe en écoutant les héroïnes, les règles sociales, de bienséance, où se découvre soudain à la lueur d’une question indiscrète les failles d’un pseudo gourou, les incertitudes d’une des quatre copines qui finit par se dévoiler enfin et raconter son expérience singulière, et ses réflexions sur son statut d’infirmière. S’appuyant sur un scénario ouvert et très documenté, le film devient peu à peu vertigineux : il nous donne à toucher du doigt la société japonaise, dans ses contradictions, ses injustices sociales, ses codes comportementaux, ses rituels, sa gérontocratie phallocrate. La durée permet aussi des incartades dramaturgiques qui donne à Senses un caractère expérimental : pendant un quart d’heure, nous écoutons une jeune auteure lire intégralement la nouvelle qu’elle vient de publier. Au lieu de passer à autre chose : Hamaguchi nous convie ensuite à un exercice critique puisque nous assistons à l’interview en public de l’auteure et aux commentaires et aux gloses des spectateurs. Après Mektoub my love le mois dernier, Senses est une autre expérience salutaire et douce de la durée, un film-ami que l’on peut revisiter n’importe où et par n’importe quel bout. C’est là que réside sa principale différence avec les séries, lesquelles comptent toujours prendre le pouvoir sur le spectateur. Quand Senses ne cherche qu’à nouer un long dialogue inépuisable.