squareConcernant The Square , d’aucuns ont parlé et parleront de satire. Verdict qui est le précipité d’un automatisme : le film s’accroche à Christian, conservateur d’un musée d’art contemporain, donc il a forcément quelque chose à dire sur l’art contemporain. Forcément il est pour ou contre – et forcément contre, d’où satire. A raison de leurs humeurs, certains s’en réjouissent, d’autres le déplorent, les premiers jugeant la sat ire salutaire (jubilatoire?), les autres l’estimant populiste. Et voici sur le film leur religion faite. Pratiquée comme ça, la critique est une sieste. A ceux-là il semble difficile de comprendre qu’en grand cinéaste qu’il est, Ostlund ne vise pas d’abord à produire du sens, et encore moins de ce sens au carré qu’est la thèse. Une thèse s’édifie par couture des parties pour tramer un discours d’ensemble, or Ostlund pense ses scènes comme des blocs en soi. Ce qui était manifeste dans Happy Sweden  et The Guitar Mongoloid , qui disposaient une contiguïté déliée de fragments, l’est un peu moins dans The square dont le chemin est plus classiquement linéaire, mais la séquence y demeure une formation spatio-temporelle autonome découpée dans le tout, comme le carré, square  en anglais, est tracé sur le parvis pavé du musée pour teaser la prochaine expo.

Cadre

Que tire Ostlund du musée moderne ? Non pas un discours mais un cadre. Le petit monde du musée, alentours compris, pose un cadre. Et quel cadre, finalement peu fructifié au cinéma alors que tout y tend les bras à un art de l’espace. Grand volumes vides, profondeur de champ, sols nus, épure du design tech, oeuvres minimales. Des espaces vierges comme des pages, où tout peut s’écrire. Une aire de jeu – tous les films d’Ostlund pourraient s’appeler Play. Dans un des rares discours sur l’art délivré en 2h20, l’oeuvre est définie comme une simple forme à laquelle il reste à donner un contenu. Le musée n’est pas un objet (d’analyse, de critique), mais un contenant. Pour le contenu, voyez au cas par cas. Voyez par exemple de quoi se remplit une des séquences qu’un regard borgne aurait vite fait d’estampiller satirique. Une collaboratrice du musée interviewe en public un artiste. L’ambiance est compassée, le dialogue un rien pontifiant, mais l’artiste interrogé n’est pas si abscons qu’on puisse prêter au dialoguiste des intentions caustiques – tout juste piétine-t-on dans les apories du genre (à partir de quand est-ce de l’art, etc). Or voilà que des grognements hérissés d’injures s’élèvent de l’assistance, émis par un homme atteint du syndrome de la Tourette. Et alors les « saloperies », « montre tes nichons » et autres « pute » qui entrecoupent le dialogue semblent des seaux de merde jetés à la face des intervenants. Mais le spectateur qui alors s’empresse d’en rire (alors que le film est beaucoup plus drôle par ailleurs) n’aura plus qu’à s’accuser lui-même de ce dont il taxe Ostlund. Car la scène ne s’arrête pas là. Son étirement déplace sa cible, s’il en faut absolument une. Les saillies obscènes ne valent plus en soi, mais pour la stupéfiante indulgence avec laquelle les présents l’encaissent, pour leur douteuses protestations de tolérance à l’endroit du perturbateur -vous avez le droit d’être ici monsieur -, pour leur maladive inclination à retourner en bienveillance condescendante leur irritation – et vous qu’avez vous pensé de cette expo monsieur? Alors qu’il serait beaucoup plus respectueux, et égalitaire, de pousser gentiment ce monsieur vers la porte en lui signifiant que désolé monsieur mais vous faites chier le monde. Personne ne lui dit ça. Le débat continue comme si rien n’était arrivé. Si The Square a un sujet, il est dans ce rien. Dans cette absence de réaction. Dans la mollesse, sous couvert de tolérance, de l’homme occidental tardif. Dans son incapacité crasse à réagir à la violence autrement qu’en l’euphémisant pour la nier. Christian est un chic type. Un brave citadin éclairé des années 2000. Toujours prêt à endosser les maux dont on l’accable. Les publicitaires s’achètent un buzz en tournant en scandale la promo de l’expo? Il propose, ou pour le moins accepte, sa démission. Une mendiante ronchonne après qu’il lui a offert un sandwich ? Il s’en veut – et s’en voudra sans doute de lui demander de se débrouiller avec les oignons qu’elle refuse. On tend un piège à son altruisme pour lui piquer portefeuille et portable ? C’est limite s’il n’applaudit pas à ce coup de maître. Puis, enrôlé dans une expédition vengeresse contre ses agresseurs, il finit par s’excuser piteusement auprès des habitants de l’immeuble de banlieue où il les a localisés. Après avoir imploré en vidéo le pardon auprès du jeune fils d’immigré exagérément outré d’être soupçonné de vol. Je me suis mal comporté, se flagelle-t-il. En quoi au juste? Le spectateur ne voit pas. S’étonne même souvent que Christian, soumis à tant de fiel, n’ait pas envie de flinguer le monde entier. Ostlund ne pointe pas son égoïsme, mais sa trouble propension à s’accuser d’égoïsme. Et la vanité de cette contrition. S’enfoncer dans la culpabilité ne mène à rien, souffle l’entraîneur de ses filles à leur équipe de danse acrobatique. Christian finit son parcours sonné, hagard. Et aussi impuissant que les jeunes ados blancs de Play, meilleur film d’Ostlund à ce jour, devant les brimades goguenardes de leurs racketteurs noirs, ou que la mari de Snow Therapy, meilleur film d’Ostlund à ce jour, face aux accusations de lâcheté de son épouse.
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