académie des musesGide se félicitait que Balzac n’ait jamais trouvé de « théorie des passions ». Un échec qui était une « chance » pour le romancier. Traduction : l’art et les idées ne font pas bon ménage. Contre-exemple : le cinéma, vorace consommateur d’idées, au moins depuis Godard et ses régurgitations. L’Académie des Muses est la chronique d’une « expérience » pédagogique : à Barcelone, un prof de lettres, Raffaele Pinto, au gré de cette succession de cours magistraux et de discussions privées avec ses étudiantes qu’est le film, tente de réinventer la vieille figure de la Muse. De retravailler le concept, d’en repréciser les contours, voire de lui donner corps avec ses interlocutrices, en évoquant pêle-mêle la question du langage poétique et de sa clôture ou de son ouverture sur le monde, de sa force médiumnique (le poème ne serait-il pas un pont tendu entre les vivants et les morts ?), de ses racines « primitives » qui plongeraient dans le chant des bergers, dans les cris des animaux. Ça discute, ça réfléchit de concert, ça se contredit dans ces petits théâtres de la parole que sont les amphis, les cafés, ou l’habitacle d’une voiture, au fil d’escapades en Sardaigne pour enregistrer la poésie « spontanée » des paysans, ou à Naples. On récite et on dissèque du Dante, on décline les figures imposées de l’herméneutique, structuralisme ou approche « gender ». Bref, Pinto, ses étudiantes, et avec eux Guerín, conçoivent le cinéma comme un exercice de maîtrise des idées : les énoncer, les faire circuler, les manipuler en expert.

Mais maîtriser les idées, c’est aussi savoir ne pas se laisser dominer par elles. Un détachement littéral, puisque le film multiplie les surfaces intercalaires entre notre oeil et ce qu’il nous donne à voir : le prof et sa femme sont filmés derrière les fenêtres de leur appartement, les conversations dans la voiture avec ses étudiantes se déroulent elles aussi derrière l’écran des vitres. Et que dire du statut hybride du film ? Un vrai prof, de vraies étudiantes, bref des personnages de docu – mais qui embrayent sur un récit fictif puisque, façon campus novel, le prof et une de ses étudiantes s’embarquent petit à petit dans une histoire d’amour adultère. « Méfiance, méfiance », nous murmure en permanence le film. Surtout quand il est question de théorie. Qu’on songe à cette séquence avec le prof à l’arrière-plan (aspect casual, avec chemise à carreaux, de l’intello lettré universitaire) dos à sa bibliothèque, et sa femme au premier plan (élégante, un peu grande bourgeoise). Il vient de justifier sa « double vie » au nom de l’intérêt supérieur de l’intellect et du savoir : elle fait partie de sa « recherche » sur la poésie, les Muses, le lyrisme amoureux. Sa femme nous regarde, le visage pris dans un masque de souffrance. L’Académie des Muses sait ce que peuvent recouvrir les idées : égoïsme, sophisme. Les maîtriser, c’est savoir ne pas en être dupe.