gernicaLe propre des chefs-d’oeuvre, c’est d’être inépuisables. C’est le cas de Guernica. Mais la belle expo qui se tient en ce moment au musée Picasso balise magistralement la genèse et la fortune de l’oeuvre. Recontre avec Géraldine Mercier, co-commissaire.

L’apocalypse qui s’est déchaîné un triste matin d’avril 1937 dans le ciel de la petite ville basque de Gernika, pilonnée, broyée par les bombes, n’en finit pas de retentir dans nos esprits. Grâce, évidemment, au Guernica de Picasso. Une déflagration, esthétique cette fois, dont la méticuleuse et riche expo qui tient ses quartiers au musée Picasso rend compte. Si le tableau reste à demeure à Madrid, en revanche, la multitude des documents, qui balaient tous les registres, de la correspondance aux dessins préparatoires, en passant par les photos d’atelier de Dora Maar, qui sont comme le négatif de l’oeuvre, permet de saisir le déclenchement de cette explosion picturale. Contexte politique et amical : figurent tous ceux qui gravitent dans l’orbite de Picasso, au premier chef Eluard. Contexte historique bien sûr, la guerre d’Espagne, l’effervescence créatrice qu’elle a suscitée chez les affichistes. Autre explosion, celle des références et des sources qui président à la gestation de l’oeuvre, de Goya à l’Apocalypse de Saint-Sever, en passant par cette figure obsessionnelle chez Picasso, le Minotaure. Tout cela pour aboutir à ces quelques semaines de mai-juin 1937 où Picasso réalise son oeuvre. 

Mais ce n’est que le premier pan de l’exposition. Comme toute explosion, il y a des vibrations qui persistent. Et c’est tout le prix de l’expo, nous montrer comment, au fil des accrochages subséquents, au gré des continents, le tableau a pu se couler dans des interprétions différentes. Mais nous montrer aussi comment pour Picasso, contrairement à des clichés tenaces qui voudraient en faire un égotiste forcené, soucieux seulement de son art, l’engagement n’était pas un vain mot : le peintre s’est impliqué très concrètement dans l’aide aux réfugiés espagnols. Et le tableau n’en finit pas de faire sentir ses secousses, qui parcourent aussi des créations contemporaines, dont on aura quelques échantillons ici. Rencontre avec Géraldine Mercier, historienne de l’art et co-commissaire de cette exposition.

Guernica représente un tournant pour Picasso. En particulier pour ce qui est de son engagement politique…

L’engagement politique de Picasso arrive avec la guerre civile, et trouve son expression la plus forte avec Guernica. Mais c’est en lien avec l’Espagne, qui est sa patrie et au fait son pays natal soit attaqué par des idéologies nationalistes, qui ne sont pas du tout ses valeurs. Dans son dossier des Renseignements généraux, ses sympathie anarchistes à Barcelone, au début du siècle, sont évoquées. Mais ensuite trente ans durant, aucune trace d’un quelconque engagement politique, dans son oeuvre ou en tant que citoyen. C’est Guernica qui manifestera son engagement aux yeux du monde. Mais il était entouré d’intellectuels qui, eux, se signalaient par un engagement fort, à l’instar d’Eluard, d’Aragon, de Breton, du groupe des surréalistes.

Un mur de l’exposition est tapissé d’affiches appelant à soutenir la cause républicaine. Des affiches qui puisent majoritairement dans l’esthétique de la propagande soviétique. Picasso était sensible à ces partis pris ?

Esthétiquement, plastiquement, Guernica est une oeuvre à part chez Picasso, en 1937. On n’est pas dans le surréalisme, on n’est pas dans le cubisme des années 1910. Mais il y a tout un jeu de construction des formes, dans la composition, avec notamment cette pyramide au centre, qui pourrait peut-être, venir des avant-gardes russes. Dans cette salle, on a surtout essayé de montrer la culture visuelle à laquelle Picasso a pu être exposé, et qui l’a peut-être imprégné.

Parmi les dessins préparatoires, certains, contrairement au tableau fini, sont en couleurs, comme cette tête de femme au pastel… Pourquoi ce choix ?

Picasso a l’habitude dans sa création de passer d’une peinture à un dessin à un assemblage dans la même journée. Il manie plusieurs types de supports, mais aussi plusieurs styles, plusieurs sujets en même temps. Pendant la période de création de Guernica, pendant les cinq semaines de travail où il mène de front la toile et les esquisses préparatoires, Picasso ne fait rien d’autre. Aussi la couleur était-elle peut-être une façon de se diversifier, ou de bien s’assurer qu’il ne voulait pas de couleurs dans Guernica. Et on voit bien qu’il s’agit de couleurs très criardes, torturées, agressives, qui n’ont pas l’harmonie de sa palette des années 30.

Parmi les oeuvres qu’on pourrait dire « satellites » et qui entourent Guernica, il y a cette satire sous forme de caricature, Songe et Mensonge de Franco. Peut-on évoquer la pratique du dessin satirique chez Picasso ?

Le dessin était une pratique quotidienne chez Picasso. Dessins préparatoires, dessins conçus comme des oeuvres à part entière, ou encore petits portraits caricaturaux de ses amis, comme Apollinaire. Pour Songe et Mensonge de Franco, la forme de la tête de Franco, qu’on voit aussi sur une peinture, est en lien avec Ubu roi. Picasso était déjà en pleines relations avec Dora Maar, et Dora Maar avait fait un photomontage d’Ubu avec un tatou pour représenter le personnage. Les stries du tatou de Dora Maar pourraient être celles de la tête de Franco.

Si Picasso réagit à la guerre d’Espagne avec les moyens des artistes, les moyens esthétiques, sa contribution ne se limite pas à cet aspect… 

A la fin de la guerre civile, en 1938, la France avait déclaré les réfugiés indésirables. Avant de rouvrir la frontière après la chute de Barcelone, en un geste d’amitié. Fin janvier, ce sont 500 000 réfugiés qui entrent sur le territoire, et on ne sait pas quoi en faire. Alors on les parque… Et Picasso est sollicité à ce moment-là pour aider les réfugiés à sortir des camps. Car il leur fallait ou bien une caution, ou bien un garant. Et Picasso va recevoir de nombreuses demandes, va faire sortir des amis, des artistes, des camps. Mais il ne néglige pas les associations non plus. On peut voir un courrier dans ses archives du Comité d’accueil aux intellectuels espagnols, qui remercie le peintre de leur avoir fait don de 25% du produit de la vente de ses oeuvres aux Etats-Unis. Ce qui n’est pas rien…