nymphomaniac

 

L’enfant terrible du cinéma danois est de retour avec Nymphomaniac – volume 1. Un libertinage du cerveau.

Lars von Trier, le trublion venant du froid. L’adepte de la provoc, vomissant un cinéma tripal, entre étourdissantes effusions mélo (Dancer in the Dark) et électrochocs nauséeux (le broyage de testicules d’Antichrist) ; le maître de cérémonie métaphysique de Melancholia ; l’architecte espiègle des mises en abyme du Direktor… Et si tout ça n’était qu’un miroir aux alouettes ? Si le Danois était d’abord obnubilé par la raison, la froide raison, clinique, calculatrice, celle des libertins, des Sade et des Laclos ? On en veut pour preuve ce premier volet de Nymphomaniac, qui s’avance masqué derrière son titre sans équivoque et les relents de soufre d’un battage médiatique émoustillant. Les amateurs de pornographie et les cinéphiles lubriques en seront pour leurs frais. Cul et sexe sont là, oui, ça bande, ça jouit, mais la vie sexuelle fiévreuse de Joe (Charlotte Gainsbourg) sert d’abord de trame à une de ces brillantes conversations cérébrales, en forme de dissection philosophique, ne dépareillant pas dans un texte du xviiie siècle.

Un érudit, plus tout jeune (Seligman), recueille chez lui un étrange oiseau blessé, Joe, trouvée inanimée, contusionnée, sur le pavé. Réchauffée, drapée dans un pyjama à rayures, elle entreprend le récit de sa vie. Entre les flashbacks composant les chapitres successifs du film et de l’autobiographie de la jeune femme se noue entre Seligman et son hôtesse un dialogue qui pourrait tenir du confessionnal ou bien de la psychanalyse. Elle s’ouvre sans retenue, déballe ses premiers émois en compagnie d’une acolyte délurée, la perte brutale de sa virginité, l’obsession irrésistible pour son patron… Elle esquisse les portraits d’un père adulé, d’un trio d’amants dissemblables, apparaissant tour à tour en Lolita ado, en briseuse de ménage indifférente et en fille éplorée au chevet de son père à l’hôpital. Autant de facettes dont le dénominateur commun est le désir insatiable qui l’anime pour le sexe. Là-dessus, Seligman disserte. Sous son air bonhomme, malgré les dehors austères de son appartement, il n’a rien d’un curé ou d’un émule de Freud. Au contraire. Face à une Joe posant la question lancinante de sa culpabilité, lui se contente de dédramatiser le contenu métaphysique. Mieux encore : ce lecteur d’Izaak Walton (auteur d’un traité de pêche à la ligne du xviie siècle) transpose le récit de Joe dans les termes techniques, rationnels, scientifiques, de l’art de la pêche à la mouche. Mécanique rationnelle et métaphore de la proie : deux des piliers du libertinage. Tout comme le calcul, cet autre avatar de la raison libertine.

Calcul littéral, d’abord. Lorsque Joe se fait déflorer pour la première fois par Jérôme jeune, Lars von Trier transforme la brutalité du coït en décompte mathématique. Elle est allongée dans ses atours de lycéenne sainte-nitouche ; lui, avec ses allures de voyou brut de décoffrage, est sur elle ; il la pénètre trois fois, puis « cinq fois dans le cul » raconte la voix off de Charlotte Gainsbourg. La séquence est coulée dans les codes du fantasme de carte postale : l’écolière, le rustaud ultra-testostéroné, la voix off comme confessions impudiques. Mais, par un de ces gimmicks visuels que Lars von Trier affectionne, des chiffres apparaissent à l’écran : 1, puis 2, puis 3. Et la scène se clôt sur cette addition, 3+5, tandis que Joe conclut : « Je n’ai jamais oublié ces chiffres humiliants. » Le sexe est un ensemble d’actes disjoints, numérotés, obéissant à une logique purement mathématique. Seligman fait d’ailleurs remarquer que 3 et 5 sont deux nombres de Fibonacci, pas n’importe lesquels donc, mais deux nombres inclus dans une suite bien définie. Même lorsqu’un prélude de Bach sert à accompagner un des chapitres de la vie érotique de Joe, c’est moins comme musique sacrée que comme système ternaire : trois voix, comme les trois amants qu’évoque Joe, et comme les trois sections de l’écran se divisant comme un triptyque.

La raison, sous-tendant les tribulations du sexe et du désir, ne s’incarne pas uniquement dans des modèles arithmétiques. Elle est aussi présente dans le jeu, ce système logique doté de règles. Le film, en dépit de la présence des corps et des étreintes, a ainsi une dimension abstraite, quelque chose d’un vaste plateau. Construit comme un damier, avec des lieux évoquant autant de cases (ascenseur, chambre d’hôpital, appartement de Joe), le film ressemble cependant moins à une partie d’échecs qu’à un tournoi de ping-pong entre Seligman et Joe. Un motif est lancé (comme une balle), par exemple ce livre d’Edgar Poe avisé par Joe sur la table de chevet de son hôte. Premier coup : Seligman évoque Poe, raconte son décès et son delirium tremens ; reprise de Joe : « Je sais ce que c’est le delirium. » ; puis plan sur Joe se dirigeant vers l’hôpital où est interné son père tandis que la voix off de Seligman lit le début de La Chute de la maison Usher. Voilà un échange, avec ses règles : Seligman est du côté de l’érudition, Joe doit rebondir avec sa propre vie. On retrouve le libertinage dans cette façon de considérer les relations humaines comme un jeu. Reste un coup à jouer pour Lars von Trier, celui de la deuxième partie de Nymphomaniac.