Dans une petite chapelle imitation baroque, un homme, de dos, prie. Il se ressource, prend des forces dans le calme de ces coulisses sacrées. Puis il se lève – chaque geste est lourd – et avance dans un couloir. Il ouvre une porte ; on découvre alors, avec lui, la rumeur d’une volière composée de centaines d’hommes. Trois cents au maximum, c’est tout ce que peut contenir le centre d’accueil de Forbin, à Marseille, chapeauté par la fondation Saint Jean de Dieu. Lui, frère Didier, donne de la voix pour tenter d’organiser l’afflux des sansabris qui demandent refuge pour la nuit. Il suffit de ce plan-séquence d’ouverture, digne de De Palma, pour lancer 300 Hommes comme un film tiraillé entre le bruit et le silence, la survie et l’abandon de la vie, la générosité et l’autorité du personnel d’encadrement aussi, distinction qui fait toute la complexité de la « bonne action ». En allant des espaces communs à l’arrière des comptoirs de l’accueil, 300 Hommes définit peu à peu les rapports des hommes entre eux, qu’ils soient sans-abris, bénévoles ou employés de la fondation.
Les réalisateurs, Emmanuel Gras (Bovines) et Aline Dalbis, signent ici un documentaire tout à la fois poignant et d’une inspiration plastique rare, notamment dans les nombreux plans de nuit. Celle-ci, en effet, parce qu’elle menace d’engloutir dans son oubli bleuté les pensionnaires de ce refuge de fortune, est le cadre privilégié de 300 Hommes. On y voit les coeurs tristes s’affronter, se confier à demi-mot les uns aux autres, ou bien l’on voit simplement quelques spectres usés errer dans les couloirs, ne trouvant pas le sommeil ou craignant, s’ils le trouvent, de ne plus le quitter. La caméra, qui ne sort jamais du centre d’accueil, récolte patiemment des comportements désoeuvrés, des regards perdus, mais aussi des sursauts dynamiques et même des moments comiques. Alors, ceux qui ne semblent que constituer cette entité numérale et abstraite, « trois cents hommes », affirment leur individualité et leur orgueil retrouvés. Il ne s’agit jamais de retracer les parcours personnels de ces hommes (le film se refuse, intelligemment, au récit prédécoupé de la chute individuelle), mais simplement de définir ce qui en fait, au moment où ils se trouvent là, des individus singuliers.
C’est le constat sous-jacent le plus frappant de ce documentaire : les sans-abris n’existent, la majeure partie du temps, que parce qu’ils s’intègrent aux statistiques de la misère. Cette existence est essentiellement solitaire, et la vertu de Forbin, au-delà de sa mission d’accueil d’urgence, demeure sa capacité à briser l’isolement des pensionnaires et à ouvrir sur un semblant de vie sociale. C’est ainsi que la vie s’y rythme selon certains rituels, de la cantine au film du soir, qui donne lieu à des débats entre les hébergés. Et la violence, si elle existe forcément au sein de cette assemblée de damnés de la terre, est finalement supplantée par les ébauches de camaraderie que la cohabitation peut faire naître.