Mouton traîne une v ie joyeuse et délicatement morne à Courseulles, où il travaille comme commis dans les cuisines d’un restaurant. Il n’est ni beau ni laid, un vague sourire illumine son visage en permanence et en fait une sorte d’idiot du village que ses amis malmènent plus ou moins tendrement. Il fait les choses qu’on lui demande, un peu plus lentement que les autres, mais avec autant d’application. Dès la séquence d’ouverture, montrant la mère sociopathe du jeune homme à qui l’on retire la garde de son fils, le film est la chronique de celui qui pourrait être le gamin de L’Enfance nue de Pialat, mais pris dans une jeunesse apaisée. Les réalisateurs, en s’amarrant à Mouton, enregistrent la vie quotidienne de Courseulles dans ce qu’elle a de plus anodin et de plus réglé : le déchargement d’un camion de victuailles le matin, la voisine qui salue les restaurateurs à heure fixe, le travail en cuisine, les promenades sur la plage de Mouton et ses amis.
Mais si le film s’organise ainsi autour de rituels imposés, c’est uniquement pour les mettre à bas et créer un point de rupture en son milieu. Au terme d’une longue séquence de fête populaire, Mouton se fait trancher le bras à la tronçonneuse par un homme pris de folie passagère, ce qui a pour double conséquence d’éloigner Mouton de sa ville et du film, et de repenser le dispositif du film en fonction de cette disparition. Le récit est alors accompagné d’une voix off, chapitré, et, de chronique, devient la tragédie d’un monde privé de son élément pivot (Mouton lui-même) : un seul être manque à Courseulles, et c’est toute la vie et ses rituels qui semblent dépeuplés. Pourtant, ce coup de théâtre est moins impromptu qu’il en a l’air. Il a été préparé pendant toute la première moitié de Mouton, beaucoup plus cynique (au sens propre, proche de la perception canine) que l’enregistrement neutre qu’elle semblait être. Plus cruel que Pialat, moins taillé que Bresson (surmoi passager de la deuxième partie), Mouton est f inalement plus près des misanthropes autrichiens (Haneke et Seidl) qu’autre chose. Le film est à la fois animal et trop conscient de lui-même, sacrifiant le personnage de Mouton, sans le moindre état d’âme, à ses expérimentations formelles. Sans même parler du diabolus ex machina (le fou à la tronçonneuse), on peut évoquer cette séquence gênante montrant en gros plan le visage de Mouton, sur lequel ses amis crachent les uns après les autres en ricanant. Et si la caméra se fait prédatrice, c’est au service d’une stratégie de chasse mûrement élaborée par les réalisateurs.
Mais, pour qui n’est pas friand d’humiliation et de traque de proies fragiles, il convient de faire sien l’argument (souvent de mauvaise foi, certes) des défenseurs de la chasse : assassiner des bêtes n’est qu’un prétexte pour faire corps avec la nature et admirer le paysage. C’est ainsi que Mouton vaut surtout le coup d’oeil, comme étude de son décor. Les cadrages soignés et la longueur des plans attirent le regard sur un coin de mur bleu lavande, un néon enveloppant de blafard les occupants d’un bar, une triste affiche annonçant une fête populaire collée sur une vitre. Au détour de son dispositif plus ou moins misanthrope, et presque fortuitement, le film brosse donc le portrait de la France des côtes normandes, pays des ronds-points et de JCDecaux, toujours pris entre des plages sinistres et un ciel désespérément gris et stupide.