mise a mortUn étrange gamin, Martin, exerce sur un couple de médecins et leurs enfants une emprise qui conduira à la tragédie. Un film magistral, qui a valu à Yorgos Lanthimos le prix du Scénario cette année à Cannes.

Mise à mort du cerf sacré englue son spectateur dans un suspense dégueulasse : entre fils, fille et épouse, lequel Steven Murphy, victime d’un sort jeté par un affreux jeune homme, choisira-t-il de tuer pour sauver les deux autres? Etrangement, Steven tarde à se décider. Repousse autant qu’il peut le moment de. Tue finalement son fils, Bob, dix ans, yeux bleus et cheveux longs soyeux (dixit sa mère). Pressentant que c’est lui qui allait y passer, le petit a brûlé ses dernières forces à protester de son amour filial. En fait plus tard je ne veux pas être ophtalmo comme maman, a-t-il dit, mais cardiologue comme toi papa. Humour cruel de Lanthimos. Humour dégueulasse et nous avons souri.

D’autres n’ont pas souri du tout. Sont même très colère. Détestent qu’on leur impose de tels supplices. Ils parlent de sadisme, se disent pris en otage. Ils oublient sans doute qu’aucun bourreau ne les retient de force devant l’écran. Ils oublient surtout la poussette du Cuirassé Potemkine . N’est-il pas sadique le monteur qui a étiré la dégringolade du pauvre bébé russe ? C’est que l’art ne fait pas de sentiment – il fait de l’émotion, c’est différent. L’art n’agit pas en mère protectrice ou père responsable. Devant l’art je ne suis ni père, ni mère, ni fils, je suis sans famille. L’art gagne du terrain si la famille en perd. C’est la raison réelle, infrapolitique, pour laquelle tant d’oeuvres se plaisent à malmener la famille, parfois à la martyriser. Que Steven en vienne à envisager de tuer son fils est signe que l’art a pris possession de sa demeure, et Martin de son âme. Le mauvais génie Martin est l’art personnalisé. Il en a l’omnipotence amorale. Le temps de la projection, avant renormalisation à la sortie, le bon cinéma élargit notre spectre affectif. Il émancipe nos affects des cadres moraux où ils se rabougrissent. Au cinéma, s’il est bon, je m’octroie des expériences inédites. Dans la vie courante il m’est rarement donné de me demander lequel de mes enfants je supprimerais pour sauver l’autre. Grâce à Lanthimos qui attache mes pas à ceux de Steven, je suis intensément saisi par cette question. Et je suffoque comme si j’y étais lorsqu’il la tranche en toute fin, carabine en main et yeux bandés. La tranche avec une maladresse calamiteuse, la tranche au prix d’une scène intenable et qui me tient.

Récit fatal

Ceux qui n’ont pas tenu s’accommodent-ils mieux de tel morceau de mythologie antique où les dieux se jouent des hommes comme un enfant arrache ses ailes à une mouche, lentement ? Et comment encaissent-ils le biblique sacrifice d’Abraham ou les cinq actes d’Iphigénie, pièce à laquelle Mise à mort… fait une allusion furtive mais notable – Agamemnon y est, rappelons-le, dégueulassement invité à ligoter sa fille sur l’autel du sacrifice pour triompher à la guerre. Des décennies d’art humaniste les auraient-ils déshabitués du tragique? L’hégémonie des fictions de résilience leur rendent-ils donc insupportable un récit fatal, un récit sans issue où chaque solution multiplie le problème ? Une fois les recours rationnels épuisés, un fois le gratin médical résigné devant la paralysie des enfants, une fois établi que les mérites scolaires comparés de fille et fils ne justifient pas qu’on punisse l’un plutôt que l’autre (faut-il rire ou frémir de ce critère ? les deux), Steven Murphy accède au tragique de sa situation. Rien à faire qu’à s’en remettre au hasard, ou à ce Dieu sans foi que les apôtres de la raison aiment déclarer mort. Rien à faire qu’à se rendre à l’absurdité de cette malédiction.

Dans l’océan de fictions platement logiques qui nous submerge, le choix du registre absurde est une sécession. Pas plus de cerf mort ici que de cantatrice chauve chez Ionesco. Tout cela n’a pas de sens, et absurdement on en cherche un.  On demande, non pas « pourquoi leur infliger ça ? » (la réponse divine étant : parce que), mais « pourquoi c’est à eux qu’on l’inflige ? ». À eux  plutôt qu’à une autre famille du monde anglosaxon, où le Grec Lanthimos opère depuis deux longs-métrages. L’explication scénaristique n’explique rien. Si Martin voulait seulement venger son père que Steven a opéré du coeur avec quelques verres d’alcool dans le sang, il lui suffirait de supprimer le médecin fautif pour priver ses enfants d’un père comme lui en a été privé. Or il exerce une cruauté surnuméraire, impose une surenchère infernale en étendant la punition à tous les membres de la famille Murphy. Raisonnablement, ces gens ne méritent pas ça. La sanction est démesurée. Gratuite. Martin s’amuse, Martin s’adonne à un funny game, comme disait l’autre. Et certains spectateurs ne trouvent pas ça funny du tout. Disent que tout cela procède de la violence gratuite. Le diraient-ils du massacre final de L’Argent? Probablement pas, Bresson oblige.

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