vie cachéeCela ne manquera pas : la sortie d’Une vie cachée, le 11 décembre prochain, donnera lieu, comme tous les films de Terrence Malick depuis The Tree of Life en 2011, à une salve de ricanements : on se gaussera d’une esthétique National Geographic (ou L’Oréal), on stigmatisera une philosophie New Age « digne d’une copie de terminale », on réduira le film à un prêche. Que de malentendus ! Mais sur quoi reposent-ils ? Peut-on espérer les dissiper ? 

Attaquons-nous ici à la principale de ces nombreuses mésententes (mais elles sont toutes liées) : un cinéaste prêcheur est un cinéaste dogmatique, certain de la vérité de son discours. Considérer le réalisateur de La Ligne rouge comme un cinéaste de l’affirmation, c’est ne pas voir à quel point il travaille de façon systématique l’écart et la disjonction entre l’image et le son. Remarquera-t-on, dans Une Vie cachée, comme la voix est à contretemps de l’image, chantant quand celle-ci montre la misère, déplorant quand celle-ci célèbre ? Notera-t-on à quel point les gestes des personnages ne viennent jamais illustrer leurs pensées, comme si ces gestes vivaient d’une vie autonome, menacée, silencieuse ? Percevra-t-on à quel point le film est hanté par l’obsession de l’ineffable (héritée sans doute de Stanley Cavell, le professeur de Malick à Harvard) ? Comment pourrait-il y avoir là le moindre dogmatisme ? Comment pourrait-il y avoir une doctrine là où la voix-off n’illustre jamais une rédemption mais une simple vue de la conscience ? Le réalisateur des Moissons du ciel montre des coalescences intimes, fulgurantes et extatiques sur le chemin creusé par la douleur et le doute, des réponses à l’appel lancé par le chagrin. Jamais le solde la souffrance. Si ce cinéma, à l’image des philosophes transcendantalistes, chante l’union avec le monde, c’est avec la conscience aiguë, comme chez Emerson, que la fusion avec la nature est aujourd’hui immanquablement marquée par la perte. 

Un cinéaste prêcheur est un cinéaste qui assène une morale ou une religion. Certes The Tree of Life et Une Vie cachée sont travaillés par des thématiques chrétiennes, mais, à bien les regarder, ils ne prétendent jamais représenter la réalité d’une transcendance ou de l’au-delà. La grâce, ici, est un état qui ne fonde rien d’autre que son moment ébloui et aussitôt évanoui. C’est pourquoi, contrairement à ce que prétendent ses caricaturistes, Malick ne peint pas les limbes faciles de l’emportement affectif ou de la vision édifiante, mais l’incertitude et l’absence qui creusent toute évidence filmique. Comment ne pas voir, par exemple, que dans Une Vie cachée la réalisation n’opère pas par enchaînement d’images mais par morcellements repris sans cesse ? Comment ne pas voir que les images représentent moins la réalité que l’évanouissement de l’image elle-même ? 

Non, bien loin d’être un cinéaste prêcheur, Malick est un cinéaste mettant en scène notre désir d’extase, notre soif de sublime. Son cinéma donne à voir, dans sa totalité et à même l’écran, ce que la langue allemande nomme Sehnsucht, terme qui désigne à la fois un sentiment – nostalgie ou mélancolie – et un trait fondamental de l’être : la tendance, contradictoire mais contemporaine, à sortir de soi et à rentrer en soi-même. Dit autrement : le cinéma de Malick propose une phénoménologie de l’horizon, un aller vers ce qui n’existe qu’en se retirant. Comme s’il n’y avait de joie et d’extase possibles que parce que la joie et l’extase, toujours, s’éloignent et se dérobent. 

C’était déjà le soupir de Nietzsche : « ah, pouvoir retenir le sublime ! ». Pour ma part, je ne connais rien de plus poignant. Rien de plus exaltant. Rien de plus beau.