indomptéPeut-être vous êtes vous déjà rendu en Campanie, quelque part dans la baie de Naples ou – que sais-je ? – sur la côte almafitaine. Ou peut-être êtes-vous un amateur de la peinture napolitaine du XVIIe siècle. Ou bien des romans de Curzio Malaparte et d’Erri de Luca qui s’attachent à région dominée par le Vésuve. Si c’est le cas, vous avez déjà croisé un certain type de visage masculin : des visages qui tiennent à la fois de l’ange et du brigand ; des visages qui – même s’ils semblent tout juste sortis de l’adolescence – paraissent connaître toutes les turpitudes de l’âme humaine ; des visages ayant un air de famille avec les jeunes éphèbes du Caravage, mais sans le compagnonnage avec le Mal et le goût de la transgression. Des visages, en somme, qu’afficheraient des maquisards ayant le goût du masque, de la danse et des facéties. Vous voyez ? Eh bien, Pietro Marcello semble, quand je le rencontre, tout droit sorti de ce folklore méridional : la quarantaine, la mâchoire large, virile, les lèvres fines et sensuelles, les yeux charbonneux sous des sourcils fournis. Il s’esclaffe facilement, ne goûte guère le soliloque, et, même s’il ne me parle pas en napolitain (que d’ailleurs je ne comprendrais pas), il converse dans un italien charnu, gouleyant et rapide.

Un cinéma qui danse

Né à Caserte, dans une famille de « gens simples » (son père était marin, sa mère s’occupait des enfants), Pietro Marcello a quitté la maison très jeune pour travailler comme éducateur et travailleur social à Naples. Passant d’un boulot à l’autre pour gagner sa vie, il apprend en autodidacte. Il lit Serge Daney et Guy Debord et regarde beaucoup de films français : les classiques de Julien Duvivier, de Jacques Becker, de Claude Autant-Lara, d’Alain Resnais, mais aussi des oeuvres plus populaires comme Alexandre le bienheureux d’Yves Robert : « un beau film anarchique que devraient voir tous ceux qui travaillent trop. ». Puis il s’inscrit aux Beaux-Arts de Naples : « je voulais devenir peintre. J’avais commencé à peindre très jeune, essentiellement des tableaux figuratifs. Mais je n’étais pas très bon alors je me suis réfugié dans le cinéma. J’ai commencé par faire des documentaires et des radio-documentaires qui m’ont permis de grandir comme cinéaste. Le documentaire enseigne à s’adapter à des situations imprévisibles. La fiction trop écrite m’ennuie car elle ne comporte pas d’imprévu. J’aime un cinéma qui bouge, un cinéma qui danse, un cinéma qui se trompe. J’admire par exemple la façon dont Rossellini adaptait sans cesse son scénario pendant le tournage .». Pietro Marcello réalise alors deux films oscillant entre fiction et documentaire. Le récit d’un criminel tombant amoureux d’un travesti en prison alterne, dans La Gueule du loup (2009), avec un voyage poétique dans la région de Gènes. Un documentaire sur Tommaso, un berger ayant tout quitté pour sauver de la décrépitude un palais néoclassique, croise, dans Bella e perduta (2015), le périple onirique d’un Polichinelle conduisant un bufflon à travers une Italie 

« belle et perdue ». Fasciné par le montage à distance et l’art du contrepoint, il tourne en 2011 Le Silence de Péléchian. Le hasard veut que je sache à quel point il est difficile de rencontrer ce grand cinéaste arménien vivant aujourd’hui à Moscou. Quand je lui demande comment il s’y est pris pour le faire jouer dans son film, il se marre : « ah c’est un homme très mystérieux, très difficile ! ». Sinon, entre deux longs-métrages, Pietro Marcello bouquine énormément et tourne des films amateurs en 16 mm. Il possède un studio et aime développer la pellicule. C’est son seul hobby : « j’aime me divertir, tourner à la campagne, être le seul maître de ma caméra, jouer avec la pellicule de façon presque sanguine. Le cinéma sert à se salir. Et les acteurs sont ceux qui doivent se salir le plus. »

Une traversée du XXe siècle

Mais qu’est-ce qui a donc conduit un cinéaste aussi réticent devant les conventions de la fiction classique à adapter un roman comme Martin Eden ? « Pour que mes films aient un peu de public – pas beaucoup hein, juste un tout petit peu – j’utilise un matériau fictionnel. Et puis Martin Eden m’intéresse parce que c’est l’un de ces hommes révoltés que décrit Camus. Même si c’est aussi un héros négatif car il est la preuve qu’on ne peut pas être individualiste et rejeter le socialisme. En effet, sans socialisme l’individualisme est barbare. À la fin du film, le jeune idéaliste se rend compte que le succès lui a fait trahir la classe sociale dont il est issu. Mais, surtout, Martin Eden me fascine car, comme Jack London, c’est une victime de l’industrie culturelle. Avec ce film, je tenais à proposer un voyage à travers le XXe siècle. Au fond c’est un film sur nos batailles manquées. Qui aurait pensé il y a quarante ans qu’on parlerait aujourd’hui de souverainistes, de populistes, de fascistes ? ». Pour mettre en siècle cette traversée du Novecento, Pietro Marcello a entrecoupé son récit d’images d’archives qui inscrivent le récit dans une temporalité indéterminée (le spectateur est baladé entre les années vingt, les années trente et les années soixante). Et dieu que ces archives sont belles ![…] 


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