Chromo d’antan. Un jeune couple. Leur progéniture, encore dans les langes. Le photographe, Stéphane (Olivier Gourmet, parfait en renfrogné obsessionnel)et son attirail old school : des plaques plutôt que des pixels, de la bonne vieille chimie, mercure et tutti quanti, plutôt que des JPEG. Une scène qu’on croirait figée dans le temps, morte à l’heure du numérique. Morte, justement, comme le nourrisson. Car la séance-photo est un cliché postmortem destiné à perpétuer le souvenir du juvénile défunt, comme une plaque sur une stèle.
Kiyoshi Kurosawa tourne son premier film en France, mais il n’a pas retourné sa veste. Le Secret de la chambre noire est une nouvelle variation sur le leitmotiv kurosawien par excellence, le ghost in the machine. La machine en l’occurrence est anachronique : ce sont les chambres noires de Stéphane. Les fantômes sont ceux du passé du photographe – sa femme morte – mais aussi du présent. Car il y a dans cette grande demeure-atelier de banlieue sa fille, Marie (Constance Rousseau, à la présence préraphaélite de belle noyée), qui prête son corps docile jusqu’à la pétrification, aux temps de pose infinis des daguerréotypes tirés par son père. Et puis il y a Jean, le nouvel assistant de Stéphane (Tahar Rahim, jeunesse tendue, brusque, gauche). Jean qui, lui, est un spectre social, un« précaire », on dit. Kurosawa entrelace ses fils : Jean tombe sous le charme de Marie, bien sûr, mais devient aussi l’instrument d’un promoteur. Objectif : circonvenir Stéphane, le pousser à céder son terrain dans le cadre d’un vaste projet immobilier. Il y a une espèce de joie narrative, à développer ces récits, à les déborder l’un par l’autre. Comme si Kurosawa, malgré sa science consommée de cinéaste (travail sur la profondeur de champ, sur la démultiplication du cadre via les embrasures et l’architecture) refusait la rigueur corsetée, se défiait de la maîtrise. Et pour cause. Au-delà des fantômes, au-delà du lien classique qu’ils entretiennent avec la photo, et qui remonte aux fameux clichés d’ectoplasmes du XIXe, c’est leur origine qu’interroge Kurosawa. Et ils ne viennent pas d’une conscience hyper-éveillée. D’un état de control freak. Stéphane, via le retour aux daguerréotypes, voudrait faire cesser l’écoulement du temps. En mettant sa fille en scène dans ses clichés méticuleux, il rappelle le souvenir de la morte. Comme pour prendre un moment pour l’éternité, en grande pompe. Une pompe funèbre. Car la maîtrise produit des cadavres. Sa fille, inerte devant l’objectif, a autant de vie que le nouveau-né décédé. Maîtriser le temps, suggère Kurosawa, ne peut être qu’une stase. Maîtriser c’est mourir ou c’est tuer. Jean l’apprendra lui aussi, qui cherche à se rendre maître d’un autre écoulement, non plus temporel, mais bien matériel. Celui du fric. Ne plus être celui à qui les billets échappent, laissé-pour-compte de la fortune. Mais toucher une coquette commission de la part du promoteur, s’il décroche le paraphe de Stéphane sur la promesse de vente. S’il manipule Stéphane. S’en rend maître. Ce qui pourra seulement avoir lieu dans le sang. La chambre noire du titre est un caveau.