verticalUne route de campagne, ruban goudronné le long duquel se déplie un paysage au bucolique familier : sous-bois, taillis, pavillon anonyme embusqué dans son jardin, papy posté à son portail. Un homme sur le bas-côté – jeune, quelque chose de rechigné dans l’expression, corps à la découpe d’éphèbe : désirable en un mot. Un autre homme dans sa voiture – jeune lui aussi, au seuil de la rupture de ban avec la société : c’est Léo, scénariste de son état, procrastinateur de tempérament, fuyard par vocation. Léo doit un texte à son producteur, mais plus picaro que pisse-copie, il a pris la tangente. On the road  donc, Léo brûle ses vaisseaux à feu doux, n’a plus de port d’attache que l’habitacle de sa voiture, et pour horizon cette route qui s’étire devant nous, à travers le pare-brise. Et où apparaît l’autre jeune homme. Ni éclairs, ni coup de tonnerre : le désir du conducteur se fixe comme dans L’Inconnu du lac,  avec le même naturel tranquille que ce décor. Léo hèle le promeneur. Dialogue dont la drôlerie pince-sans-rire apparaît si l’on s’avise que Léo applique la tactique donjuanesque de séduction la plus déplacée qui soit dans ces lieux, et dans sa condition – celle du plan de drague des puissants d’Hollywood. Tu devrais faire du ciné, dit-il en substance, tu ne voudrais pas faire quelque chose ? L’autre : quelque chose comme quoi ? Léo : comme un essai ?

Une phrase que pourrait prononcer Guiraudie, ne serait-ce que parce que tous ses films sont des façons d’essayer les limites du cinéma français, au sens où on teste la résistance d’un matériau, qu’il s’agisse de réinventer le film social-ouvrier dans Ce vieux rêve qui bouge,  de réactiver le merveilleux et la fantaisie dans Tout droit jusqu’au matin …Mais « essai », Rester vertical  l’est d’abord parce que, comme dans Le Roi de l’évasion , il offre à son personnage, et à nous autres spectateurs par ricochet, la possibilité, à la fois troublante et exaltante, d’endosser une nouvelle vie. En l’occurrence, Léo, nomade plus ou moins volontaire et amateur de garçons, se lance dans la vie de famille. C’est l’occasion de déterrer une vieille expression, celle d’art du récit et de rappeler que Guiraudie en est, sous l’aspect loufoque des prémisses de ses films, peut-être un des plus grands praticiens actuels. Quelques séquences, un maniement savant de l’ellipse, et voilà tout le film d’une vie (une « autre » vie pour Léo) qui se déroule. Rencontre avec une fille de fermier sur les Causses, qui surveille, moderne bergère armée d’un fusil, un troupeau menacé par le loup ; discussion entre les deux, Léo et elle ; gros plan sur sa main à elle sur son entrejambe à lui ; rencontre avec le père ; scène de sexe ; accouchement : on oublie quelques plans en route, mais tout va très vite, et Léo est père. Cette façon d’endosser des rôles autres, ou plus justement dit, de faire craquer les coutures des rôles assignés, est une constante du film. C’est Marie, la jeune bergère et mère qui en a marre (splendide scène, quasiment silencieuse, où l’on voit sur les traits de Marie se dessiner la lassitude, l’exaspération face à ce bébé braillard) et qui abandonne mari et enfant, contrairement à la vulgate psychologisante qui invoquerait en vrac amour maternel et irresponsabilité consubstantielle à la masculinité. Léo devient un père célibataire, comme on dit une mère célibataire.

[…]

EXTRAIT… ACHETER CE NUMÉRO