beautiful dayUn homme affalé sur un canapé. Le visage est familier, mangé par la broussaille d’une grosse barbe, c’est Joaquin Phoenix, baptisé Joe dans le dernier Lynne Ramsay, joyau noir de sécheresse et de concentration. Il gobe des petites sphères multicolores, des bonbecs de cour de récré. Face à lui, derrière son bureau, le type qui l’emploie. Joe est un chasseur de pédophiles, débusqueur d’enfants perdus, l’autre lui expose sa nouvelle mission : retrouver la fille disparue d’un sénateur. Gros plans sur les mains-battoirs de Joe qui presse, écrase de ses doigts un des petits globes de sucre, extrudant la pulpe verdâtre.

Certes, il est question d’un réseau de pédophiles impliquant des notables de la politique US. Certes, Joe est là pour « faire mal » aux ravisseurs et aux tortionnaires. Mais tout le film repose d’abord des scènes comparables à celles du canapé et du bonbon. Scènes avec lesquelles Lynne Ramsay, qui adapte Jonathan Ames, évite l’écueil du film de vigilante ou du thriller putassier. Car ce qu’elle montre ici comme ailleurs, c’est la façon dont la colère de Joe se traduit immédiatement dans le corps. Se fait symptôme c’est-à-dire déforme la chair. Phoenix a obtenu le prix d’interprétation masculine cette année à Cannes, mais il aurait mieux valu parler de prix de somatisation. Un peu comme un De Niro ou un Brando, il fait servir une masse de muscles, couturée ici et là de saillies de chair, résidus, on le devine de blessures, à la traduction d’états psychiques.

Au fil de sa quête de la gamine, ces derniers émergent, par brèves séquences. Remonte ainsi par bribe un passé enfantin traumatique, une guerre de désert (l’Irak ?) et une opération sous l’uniforme du FBI qui aboutit à une macabre découverte. Vertus et puissance de la mise en scène : en diluant ces moments dans la musique enveloppante et malaisante de Jonny Greenwood, en manipulant merveilleusement les transparences, les ombres et les lumières délavées, Lynne Ramsay rétablit moins une mémoire qu’elle ne donne à voir la rémanence psychique de ses moments. La façon dont ils brouillent et dissolvent la perception du monde de Joe, dont ils l’absentent à son environnement pour le plonger dans son enfer privé. On pourra chercher mille explications dans ces instants ressurgis, peu importe, ce n’est pas à ce stade causal qu’opère Lynne Ramsey. Comme avec le corps, ce qui l’intéresse c’est la façon dont ils se traduisent ici et maintenant, cette fois dans la psyché. Cinéma-symptôme, comme du Abel Ferrara ou du Lynch, mais en plus resserré narrativement. Car il y a bien une « histoire » . Ce n’est pas pour rien que le film a aussi empoché le prix du Scénario à Cannes. Mais elle n’est pas là où on l’attend. A Beautiful Day  est moins un récit policier (la quête d’un enfant perdu, la lutte contre une pieuvre politico-perverse) que la chronique d’une thérapie. La façon dont Joe finira par sortir de l’enfermement dans les douleurs passées obses s ionnel l e s . Aboutissement logique, rigoureux, d’un film littéralement à fleur de peau : les symptômes identifiés, on les traite. Lynne Ramsay, cinéaste clinique.