Une poignée de films à son compteur et plane déjà une malédiction sur le cinéma de Denis Villeneuve. Le réalisateur d’Incendies désintéresse de plus en plus, suscite doute et/ou mépris. Cette année à Cannes, Sicario a été accueilli mollement. Ça ricanait même. Baigné tout du long d’une musique lancinante à souhait, sublimé par la beauté picturale à couper le souffle des plans ultracomposés de Roger Deakins (le chef opérateur de Prisoners, mais surtout des frères Coen), Sicario confinerait Villeneuve au rôle de nouveau couturier-orfèvre d’Hollywood. Un habile artisan gonflant artificiellement ses scènes pour masquer l’inanité d’un script banal de polar de série B. Jugement discutable. Il faut rouvrir le dossier, le fouiller même, à l’instar de Villeneuve qui depuis ses débuts n’a pas son pareil pour plonger dans les tréfonds de la psyché de ses personnages. Dans Sicario, Kate, une jeune agent idéaliste du FBI (Emily Blunt), rejoint une escouade de mercenaires chargée de démanteler un dangereux cartel de narcotrafiquants à la frontière américano-mexicaine. De fusillades violentes en missions musclées, Kate découvre le double jeu du gouvernement américain, prêt à outrepasser les lois et à user de n’importe quel moyen pour faire assassiner le chef d’un cartel. Malgré son déroulé linéaire de film-enquête sur la corruption des institutions, Sicario est le contraire d’un polar type. Plus l’enquête avance, plus le film s’assombrit. Plus les explications tombent, plus les rôles joués par chacun se découvrent, plus le film devient incompréhensible et en fin de compte terrifiant. Villeneuve s’emploie à rendre le monde opaque. Les cadavres sont momifiés, enveloppés dans des sacs plastique ou décapités dans les rues de Ciudad Juárez. Les tirs fusent de partout sans qu’on puisse déterminer leur origine. Lors d’une scène extraordinaire d’embouteillage à la frontière, en plongée aérienne, impossible de déceler qui de tel conducteur ou de tel autre constitue une menace. Les ordres sont réversibles et mystérieux : les supérieurs de Kate prononcent au ralenti des phrases sibyllines. Le premier, laconique à souhait (Benicio del Toro), se masque derrière des lunettes fumées. Le second (Josh Brolin) se cache derrière un sourire énigmatique de Joconde texane. Les identités s’embrouillent : un amoureux d’une nuit, rencontré dans un bar, se révèle un assassin. Villeneuve rend le monde et les codes du thriller indéchiffrables. Dans Sicario, l’univers entier est aveugle : même le gouvernement américain n’est plus maître du jeu politique. Tout le monde travaille en pure perte à rendre l’univers plus visible, plus signifiant. Au cours d’une traque nocturne au milieu du désert, véritable scène d’immersion du spectateur, Villeneuve utilise deux caméras infrarouges, comme pour y voir plus clair. C’est le contraire qui se produit. On n’entend plus que des voix résonner dans l’obscurité bouchée. Les protagonistes se transforment en squelettes monochromes, en armées de mortsvivants interchangeables, et il devient impossible de distinguer les assaillants des mercenaires. Dans son précédent film, Enemy, Villeneuve filmait l’angoisse du dédoublement. Dans Sicario, Kate perd de vue ses objectifs, ses vérités. Les barrières morales tombent, s’embrouillent. À mesure que le film plonge dans les viscères de la terre, Kate devient aveugle et étrangère à elle-même. De plus en plus resserré, extatique et obscur, le thriller s’achève en tragédie antique comme jadis Incendies. Film après film, Villeneuve remet en scène avec maestria ses enjeux troubles, son goût viscéral des zones obscures. On pourra faire la fine bouche devant la solennité du style. Ici, on le trouve fascinant.