Le cinéma est affaire de famille. Une façon de tisser des liens avec la communauté spectrale, immatérielle, des apparitions qui traversent l’écran. C’est ce sentiment-là, paradoxal, d’appartenance et de proximité avec des êtres lointains ou inexistants, que permettent une caméra et un écran, qui est au ressort du dernier très beau film d’Alassane Diago, Rencontrer mon père.
Le père du cinéaste est un fantôme. Bien réel, certes : le fils le retrouve et le filme au Gabon. Mais l’homme l’a abandonné, a quitté sa famille sénégalaise il y a des années, s’est établi dans un autre pays, avec une autre famille. Alors Alassane saute le pas, part, pose sa caméra devant son père, chez lui. Et au fil de très longs plans, où Alassane apparaît à peine (une main de temps en temps, sa voix en off), il observe son père. Chez lui, sur fond d’un rideau chamarré, ou devant un mur écaillé. Ou dans sa courette, avec ses chèvres qu’il soigne amoureusement. Mais Alassane Diago ne s’entretient pas véritablement avec lui. Le père est un maître de la parole retenue, refusée. Qu’il proclame à plusieurs reprises qu’il y a des choses qui sont peut-être vraies, mais qu’elles ne sont pas bonnes à dire devant une caméra ou a fortiori le public d’un futur film ; ou qu’il joue à la limite du sophisme, de la mauvaise foi : il faudra attendre la toute fin du film, et le départ du fils, pour qu’une parole authentique de père à fils, soit enfin prononcée. Mais, même s’il met son père devant le fait accompli, lui répète qu’il a quitté sa famille, Alassane cherche moins à susciter un mot d’explication, de justification, qu’à être là. Présent tout simplement. C’est la durée des plans qui permet cette coexistence. Alassane filme les mains du père, qui jouent avec ses deux portables, il le filme, muet, assis dans la cour. Comme s’il cherchait à s’imprégner de tous ses gestes, à absorber toutes ses poses. A le connaître par l’image, en détail, comme pour créer cette intimité et cette habitude que l’autre lui a refusées en l’abandonnant.
Restaurer une famille dissoute : voici l’ambition, immense, d’Alassane Diago. Et elle ne se limite pas au père. Il y a ces scènes où il s’entretient avec les deux filles et le petit garçon qu’a eus l’homme au Gabon. Il est avec eux, de la même façon, les observe avec la même attention scrutatrice. Comme pour faire d’eux, aussi, ces inconnus, une vraie fratrie. Dès lors, le moindre geste quotidien – une fille qui fait la lessive, un repas – devient autre chose qu’une banalité. Devient une façon de participer à la vie de tous les jours, d’habiter lui aussi cette maison gabonaise.
Il y a une sorte de radicalité dans Rencontrer mon père, une espèce d’ascèse si on veut : le refus de tout le romanesque mélodramatique qu’aurait pu engendre la situation, portes qui claquent ou dîners lourds de sous-entendus. Et c’est justement au sein de ce dépouillement que se retrouve, paradoxalement, ce qui a été perdu. On comprend pourquoi les premières séquences du film, tournées au Sénégal, avec la mère, sont si attentives aux étoffes, aux tissus, aux voiles. Aux franges avec lesquelles jouent les doigts de la mère. Car il s’agit de recomposer, retisser, renouer, ce qui a été défait.