chant d'hiverPour l’amateur de la méthode Iosseliani, Chant d’hiver est un pur bonheur. S’ouvrant sur une promesse de récit historique où un aristocrate incarné par Rufus se fait guillotiner, le film bifurque dès sa deuxième séquence vers une tout autre piste : le même Rufus, en Géorgie, prête cette fois ses traits à un aumônier militaire tatoué. Mais là encore, mieux vaut ne rien prendre pour acquis car ces deux périodes servent à introduire une fiction française très contemporaine. L’essentiel de Chant d’hiver se situe en effet de nos jours, à Bastille et ses environs. Rufus, personnage fil rouge, est aujourd’hui un gardien d’immeuble dont le loisir clandestin est l’échange d’armes, dont il a hérité, contre de beaux livres.

Tout l’art de Iosseliani est là, dans cette confusion tranquille des identités et des emplois, ce voisinage des époques laissant libre cours à l’anachronisme. Autour de Rufus, une bonne dizaine de personnages vont et viennent, disparaissent un temps pour mieux réapparaître au coin d’une rue. La mise en scène toujours très sûre du cinéaste n’a d’égale que son apparence désinvolte. La piste la plus séduisante du film, celle qui met le mieux en valeur cette ouverture permanente des possibles, est amoureuse. Un voleur à la tire remarque dans la rue une jolie violoniste en jupette. Il commence à la suivre et provoque logiquement sa fuite. Sur les conseils du gardien d’immeuble et d’un anthropologue rencontré plus tôt, il met finalement en place une stratégie hilarante de séduction. L’enjeu : tenir avec la belle une conversation « intello » autour deWagneroul’«Odeàlajoie»de Beethoven, en s’appuyant sur des notes écrites sur sa main.

Ce qui séduit dans ce fragment comme ailleurs, c’est la fidélité de Iosseliani à un esprit de coq-à-l’âne. Pour lui, qu’importe que les projets des personnages aboutissent ou non, c’est surtout le croisement des trajectoires qui compte. Outre la possible histoire d’amour entre le voleur et la violoniste, les activités dudit voleur tiennent en elle-même une place de choix (il fait partie d’un réseau constitué de quatre filles et d’un « client » du gardien, joué par Tony Gatlif). Le monde est petit, ce qui est ici un motif de plaisir. Ce théâtre du quotidien a ceci de singulier qu’il se détache sur fond réaliste. Les rues parisiennes sont filmées par une caméra fluide, soucieuse de tirer une dramaturgie de la topographie même. Comme chez Rohmer, c’est avant tout l’espace, l’occupation des lieux qui accouche des histoires.

Réputé fantaisiste, le cinéma d’Otar Iosseliani n’en demeure pas moins travaillé par l’époque. Sous couvert de légèreté, sont ici observés des faits de société tels que le déclassement d’une famille d’ascendance noble, la répression policière à l’encontre des sans abris, la difficulté d’un couple à se séparer. La « fantaisie » est moins affaire de dédramatisation que d’observation calme d’un monde naturellement distrayant. La poésie de Iosseliani est la plus lucide qui soit.