jaujaVoir Jauja et mourir. Jauja, c’est la terre d’abondance mythologique de Patagonie, où le capitaine danois Gunnar Dinesen (Viggo Mortensen, qui n’a pas fini de prouver qu’il peut tout jouer) est venu tenter sa chance avec sa fille, en cette fin du xixe siècle. Le film s’ouvre comme la chronique d’un campement militaire miniature, se résumant à un officier lorgnant sur la jeune Danoise, et un troufion ravissant le coeur de ladite, pendant que Gunnar Dinesen organise une mission aux enjeux assez flous. À partir de la nuit sans nuages où la fille du capitaine prend la fuite avec son amant, son père se lance à sa recherche tête baissée, et le film avec lui.

D’une quête à l’objectif simple, Jauja fait alors peu à peu l’errance introspective de cet Européen perdu au milieu du désert patagon. L’indice pouvant mener à la fille disparue devient vite l’emblème de continents (femme, fille, Europe) perdus. Rien de fiévreux, pourtant, ne contamine les cadres fixes voyant le capitaine en errance dans des paysages où la sécheresse le dispute à la splendeur, et la quête se déroule sans accroc, un tableau chassant l’autre d’un raccord gracieux. On est loin du Aguirre d’Herzog, et Lisandro Alonso filme la nature avec une sorte de sérénité, comme si les souffrances humaines s’estompaient et comptaient pour rien face à la beauté des éléments.

Dans ce rythme calqué sur la marche du capitaine, la mort même n’apparaît pas comme un événement, et ressemble plutôt au prolongement d’une grande fatigue qui s’abat sur toute chose. Alors que l’aridité de la mise en scène et du désert qui absorbe les personnages semble s’inscrire dans un pur présent, un doute sourd pourtant peu à peu. La fatigue se mue insensiblement en sommeil. Virage inattendu et magistral, dont on se gardera de révéler toutes les implications narratives, la nuit que le capitaine passe à la belle étoile au cours de son périple conduit le film sur une route pavée de mystères. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’un virage que d’une lumière nouvelle sur tout ce que l’on vient de voir, illuminant d’un clair-obscur hypnotique les pérégrinations du père séparé de sa fille.

L’hypnose, en l’occurrence, semble s’étendre à tous les personnages, comme si Jauja était bel et bien une terre miraculeuse, dont la vertu serait d’ouvrir sans que l’on s’en aperçoive les portes d’un monde fantastique, où passé et futur se rejoignent, où la vie ressemble à demi à un cauchemar dont on se trouve prisonnier. Évitant par ce changement de dimension de ne signer qu’un beau film ronflant, Lisandro Alonso élève Jauja à la hauteur des beaux specimens d’un genre psychédélique (le film-trip), dont toute la démesure aurait été élaguée pour n’en garder que l’essence : un paysage désertique mais hallucinatoire.