Kurosawa le caméléon. Le grand manitou des heures fastes de la J-Horror (soit la vague suffocante du revival de l’épouvante à la nippone) avait déjà pris un virage en épingle à cheveux en 2008 avec Tokyo Sonata. Scrutation du social par le prisme de l’intime, cartographie des affects familiaux : Kurosawa faisait ses gammes de cinéaste romanesque. Mue d’un maître, adieu aux cauchemars de Cure ou de Kaïro ? Pas complètement. Il y avait eu le polyptyque de Shokuzai, brillante symphonie exécutée à vif sur nos nerfs, mais adoucie de nappes euphorisantes. Real (2013) combinait les éléments d’une formule composite : comédie dramatique (anatomie d’un couple) + substrat fantastico-SF. Vers l’autre rive, qui adapte un roman de Kazumi Yumoto, solidifie et décante ladite formule tout à la fois. Le surnaturel est revu à la baisse, raboté (mais pas avili), et se fait prosaïque. Mizuki (Eri Fukatsu, écorce de vulnérabilité, activité sismique discrète mais intense de la passion) semble vivre a minima : la jeune prof de piano se fond dans les camaïeux de gris et de beige du monde aux couleurs sourdes où elle vit. Il y a trois ans, son mari, Yusuke (Tadanobu Asano, belle gueule de mannequin réchauffée par des nuances d’amusement ou de tendresse), disparaissait. Littéralement. Trois ans de désarroi, d’attente, à essayer tous les recours (jusqu’à recopier des prières shintoïstes), à passer, suppose-t-on, par tout le spectre de la déception et de l’espoir. On ne verra rien de tout cela, mais ces prolégomènes romantiques au film, posés très tôt, suffisent : sous l’atonie de la jeune femme morne couve la braise incandescente dont on fait les mélos. Mais voilà qu’un beau jour Yusuke revient. Comme ça, sans tambour ni trompette – mais avec batterie. De cuisine : il apparaît lorsque Mizuke concocte un petit gâteau japonais (préparatifs minutieux, avec gros plan solennel sur l’eau qui bout). Retour donc d’un revenant, de Yusuke, qui était bel et bien disparu, noyé quelque part en mer. Retour aussi des automatismes de la maîtresse de maison : « Tes chaussures ! » lui lance-t-elle. Vers l’autre rive, c’est d’abord ça : un art de l’équilibre. Une science de l’harmonie, où l’humour terre-à-terre, la consomption mélodramatique, les résidus tamisés de fantastique, la vignette réaliste s’emboîtent parfaitement. Avec des blocs hétérogènes, des fragments de genres, de formes, de thèmes qui paraissaient incompatibles, Kurosawa recrée un organisme vivant, où tout s’articule avec fluidité. Avec naturel.

Car il s’agit bien de recréer la vie. Non que le cinéaste pose au démiurge. Ou alors il faudrait décaper le terme de toute sa quincaillerie gnostique : Kurosawa ne se prend pas pour Dieu, pour l’architecte prométhéen d’on ne sait trop quels univers grandioses. Les vies qu’il recrée, en artisan consciencieux et doué des cadrages et des lumières, sont simplement celles de ses personnages. Yusuke emmène Mizuki pour une balade japonaise. Le film est rythmé par ces déplacements dans l’espace – et dans le temps, puisqu’il s’agit de faire découvrir à la jeune femme certains des lieux-charnières de l’existence du mari. Une biogéographie si on veut. Trois épisodes donc (entrecoupés d’un intermède tel un drame sentimental, on y reviendra), comme autant de retours aux stations-clefs de la vie de Yukuse – et de rencontres avec les microfamilles de substitution qu’il a à chaque fois trouvées. Une construction épisodique qui fait se succéder un vieux livreur de journaux, solitaire, qui occupe un étrange intérieur, entre taudis et palais art brut ; un couple de restaurateurs chaleureux, sous l’égide duquel Yusuke aurait bien pu devenir un maître ès pâtisseries ; et enfin, un petit village qui accueille Yusuke comme une gloire locale : il y dispensait des cours, apôtre bien-aimé d’un savoir pour tous qui rendait accessibles Einstein et autres considérations relativistes. À chaque étape, Mizuki découvre un conditionnel : ce qu’aurait pu être son mari. Kurosawa tisse des amorces de vies alternatives, entrouvre des destins possibles pour son personnage. Ou plutôt pour les deux. Voici Mizuki, enthousiaste, qui presse Yusuke de s’installer dans la petite ville où le couple qui les accueille tient les fourneaux. Suggestion d’un possible recommencement. Et il ne s’agit pas seulement d’esquisses embryonnaires. S’intercale entre le second et le dernier épisode une histoire de jalousie. Le couple apparemment irréprochable que formaient Yusuke et Mizuki n’était pas immunisé contre l’adultère. Très belle scène, en flash-back, tout en champs-contrechamps qui rendent encore plus nette la confrontation où Mizuki rend visite à l’ex-maîtresse de son défunt mari. L’histoire de fantôme se ramifie, une autre histoire – un autre film, peut-être ? – la borde. Comme s’il s’agissait, là encore, de recréer la vie de ses personnages.

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