A l’occasion de la sortie de Sous-Sols, on est allé le rencontrer en chair et en os pour vérifier.

Elle bouge, vous avez remarqué ? » Ulrich Seidl pose le plat de la main sur la table qui nous sépare, m’en montre l’infime basculement, « il faut faire quelque chose ». Nerveux, il regarde ce qui, entre nous, pourrait la caler : tasses de café, verres d’eau, bouteille… Il ne fait aucun doute que nous ne commencerons pas l’entretien tant que cette table ne sera pas stabilisée. Je prends une cuillère, la place sous l’un des pieds de la table, elle s’équilibre : Ulrich Seidl hoche la tête, soulagé, mais demeure cette sourde nervosité entre nous. Il se méfie de moi, de la presse, des questions. Il ne croit pas aux explications, à la parole, n’écrit jamais un dialogue dans ses scénarios. « On parle trop dans les films d’aujourd’hui », lâchera-t-il à la fin de notre entretien. Dans ce hall du Novotel où des dizaines de businessmen sortent au pas de course des ascenseurs, traînant leurs valises en lévriers harassés, il se fond dans le décor. Même costume sombre, coupe étroite un peu fatiguée, mêmes cheveux ras poivre et sel, même minceur dévorante, même débit rapide et bas. Ulrich Seidl cherche à être ici commun, à se faire consultant en informatique ou conseiller financier. J’en serais presque déçue. De quoi, de ne pas découvrir un marquis de Sade à l’accent viennois ? Bertolt Brecht en tenue de boucher ? J’avoue qu’à voir ses films depuis près de quinze ans, depuis la surprise de Dog Days en 2001, révélation d’un cinéaste qui filme à blanc la solitude contemporaine et sa réserve de violence, puis l’étrange plongée dans le sexe, la foi et le tourisme dans la trilogie Paradis jusqu’à Sous-sols, saisissante tournée des caves autrichiennes, parmi les sadomasochistes, les amateurs de serpents, les nostalgiques du IIIe Reich, je m’attendais à un chasseur de monstres. C’était ignorer deux choses : la méthode Seidl, et ses chaussures de cuir noir lustrées.

Ravages de la méthode
La méthode, il me l’explique avec aisance : réalisateur de documentaires depuis trente ans, il a appris à passer beaucoup de temps à chercher les gens qu’il filme, sait que tout repose sur eux. Pour ce film, c’est une équipe « Seidl » qui a passé des annonces, visité les sous-sols de l’Autriche. Ensuite, Seidl observe les gens, les apprivoise, les projette dans des scénarios qu’il a élaborés en venant à leur rencontre. Tout est affaire de patience. L’objectif est avoué, il cherche à créer une « Choc Wirkung », une onde de choc. En cela, la première scène de Sous-sols est paradigmatique : un long serpent jaune, apparemment endormi dans sa cage de verre, happe soudainement la souris vivante qui lui est présentée. Seidl s’amuse des « heures qu’ils ont passées à filmer ce serpent sans que rien n’arrive, [à] se demander si ce serpent avait assez de place pour attaquer », et puis enfin, il la dévore. La violence brute, absurde, le désir de liberté qui la sous-tend apparaissent dans l’élan de ce serpent confiné dans sa cage. La patience de Seidl s’accompagne d’un imaginaire qui sublime, comme on le dirait de l’objet d’un fantasme, l’individu qui lui fait face. Ainsi cette femme qui lui fait visiter sa cave, assez quelconque, puis l’emmène dans son appartement. Il y remarque une étrange poupée, qui ressemble à s’y méprendre à un réel nourrisson. Il suggère alors de cacher cette poupée dans la cave et de filmer la femme rendant visite à ce faux bébé et le berçant. Puis il en achète d’autres, et élabore le récit de cette femme couvant plusieurs enfants dans sa cave. Ces plans de la femme dans sa cave berçant ce bébé « plus vrai que nature » sont les plus glaçants de Sous-sols. La minutie, la tendresse que cette femme qui n’est pas actrice révèle au contact du nourrisson de plastique, ce soliloque d’amour maternel qui voit la femme embrasser l’illusion avec ferveur rappellent l’aveuglement fondamental du personnage de Paradis : il s’agit là d’une même illusion volontairement choisie contre le réel. Seulement, ce qui nous est offert comme documentaire est une fiction pensée par le réalisateur. Je le fais remarquer à Seidl. « Toute image est mise en scène, me rétorque-t-il, et je ne fais rien faire aux gens qu’ils ne feraient pas habituellement, cachés dans l’intimité. C’est ça l’important, de faire voir ce qui est caché. » Le fondement de la méthode Seidl réside dans ce brouillage consenti du réel et de l’illusion : chacun sait qu’il joue un rôle, qu’il triche, comme le metteur en scène lui-même, mais tout le monde feint de participer à un documentaire, à une retranscription du réel. Et cette méthode peut faire des ravages : deux élus autrichiens qui ont participé à ce documentaire, se laissant filmer parmi des nostalgiques d’Hitler, ont dû démissionner suite à la sortie du film en Autriche. « On y voit une assemblée d’hommes réunis sous le portrait d’Hitler et des fétiches du IIIe Reich, l’un d’entre eux dissertant sur sa passion du nazisme et de ce portrait, un cadeau de mariage », explique-t-il. Un scandale dont Seidl me parle très vite : « On m’a attaqué sur la mise en scène que j’aurais recherchée dans ces scènes, mais ils ont choisi d’y participer. Et que croyez-vous, tout le village était au courant de l’opinion politique de ces hommes. » Rattrapé par le réel, en quelque sorte. L’histoire autrichienne, ce refoulé du nazisme si souvent pointé du doigt par les écrivains autrichiens, de Jelinek à Winkler, Seidl l’aborde pour la première fois : « Je ne m’intéresse qu’au temps présent, mais cette nostalgie est pour moi une question d’aujourd’hui. »

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