walesaWajda fait son Wałęsa. Danger : biopic en vue, avec tous les écueils et impasses afférents. D’un côté, la tentation du portrait lèchebottes de Lech. Tentation symétrique : le curetage de caniveau, l’exhumation complaisante des points noirs. En matière de cinéma, c’est la peste ou le choléra, la version officielle ou le cinéaste qui s’érige en bras armé de l’Histoire. Mais Wajda est Wajda. Trop singulier pour se couler dans les moules confortables. Les grondements du mécontentement à l’orée des années soixante-dix ; la grève des chantiers navals de Gdansk et la fondation de Solidarność en 1980 ; la détention du leader moustachu en résidence surveillée en 81-82 ; le prix Nobel de la Paix en 1983 : le film de Wajda passe par toutes les cases attendues. Mais il raconte une légende. Pas au sens de dorée ou noire, mais au sens de grand récit populaire.

Comme dans toutes les légendes, le trait est délibérément forcé. Objectif numéro un : frapper les imaginations. Wajda emprunte dès lors à la panoplie du mélo. Wałęsa quitte-t-il sa femme, Danuta, pour rejoindre une grève, il lui laisse sa montre et sa bague. Elle pourra les revendre en cas de malheur. Gros plan sur les deux accessoires, qui souligne l’aspect pathétique (d’un homme, il ne pourrait rester que ça, deux breloques). Même façon d’épurer et de grossir simultanément les questionnements moraux. Alors qu’il s’est fait embarquer avec sa fille encore dans les langes, Wałęsa demande à la flic qui donne le sein à la gamine pourquoi elle fait ce boulot. Réponse évidente : il faut bien vivre. Les exigences matérielles versus les choix éthiques. Wajda joue sur les contrastes bien détourés, manie de grandes catégories aisément repérables.

Un recours au grossissement et à l’inflation des traits qui conditionne aussi les partis pris de caractérisation. Wajda ne s’encombre pas de circonvolutions psychologiques : son Wałęsa est un bloc massif – comme le corps de son acteur. Un héros, moins en vertus d’actions héroïques que d’une stature « bigger than life ». Mélange de tribun et de cabotin bourru, il est l’incarnation d’un charisme brut de décoffrage. Il faut le voir faire littéralement son show devant la star du journalisme italien, Oriana Fallaci, dont les séquences d’interview avec le géniteur de Solidarność, reconstituées par Wajda, ponctuent le film. Il gesticule, s’agite, se met en scène. Wałęsa se confond tout entier avec son rôle d’homme, ou plutôt de leader du peuple. Et si Wajda tricote en contrepoint des scènes d’intimité familiale avec Danuta, c’est pour donner un relief supplémentaire à la silhouette du Grand Homme (marque déposée), activer le vieil antagonisme vie publique/vie privée. 

L’Homme du peuple a la simplicité sans apprêt d’un de ces récits qu’en d’autres temps on se serait colportés de coin du feu en coin du feu. C’est l’intelligence de Wajda : réinventer un cinéma populaire. « Intelligence », car Wajda, immense cinéaste, ne confond pas simplicité et simplisme. Il sait que ce qui circule, dans les fables et les légendes, ce qu’elles pressentent et traduisent : des forces élémentaires irréductibles aux petites volontés des uns et des autres. Celles, par exemple, de l’Histoire, ou du destin, comme on voudra. Et il les donne magnifiquement à voir dans une mise en scène qui, pour une fois, n’utilise pas les images d’archives comme une illustration paresseuse ou une commode caution de sérieux. On pense à ces séquences électriques où il passe du noir et blanc à la couleur, des images d’époque à ses propres plans, mêlant, métamorphosant tout dans un dynamisme porté par une bande-son pleine de hargne rock. Ce qu’il capte ainsi, c’est la vitesse de l’événement, le dynamisme fiévreux de ces moments où l’Histoire s’emballe. La légende est souverainement vivante.