FLEURS BLEUESAndrzej Wajda, pour son dernier film, livre une agonie. Non pas la sienne, mais celle d’un homme immense, au sens propre, incarné par l’excellent et haut Boguslaw Linda, figure du cinéma polonais, qui surplombe tout au long du film son assistance. Mais, s’il est grand, c’est aussi au sens moral, puisque Linda incarne un homme qui pliera, mais ne cassera jamais. Biopic de Wladyslaw Strzeminski, peintre, théoricien, professeur à la légendaire école des Beaux-Arts de Lodz, Les Fleurs bleues se penche sur les quatre dernières années de sa vie, de 1948 à 1952, alors qu’il refuse d’enseigner le réalisme socialiste imposé par le pouvoir soviétique, et continue de défendre la peinture formaliste. Cette résistance le mène à composer en cachette avec ses élèves un livre théorique essentiel où il développe l’idée, prégnante en son temps, et un peu dépassée aujourd’hui, de « l’after-image », représentation sensorielle seconde, écho du regard dans le cerveau, qui serait présente dans les grandes oeuvres des peintres formels, de Van Gogh à Malévitch. Wajda, qui n’est pas peintre formaliste, s’est donc livré, pour son dernier exercice, un difficile défi : rendre en images la fin de la vie d’un homme vouée à une idée précise de l’abstraction, et à un refus farouche du réalisme imposé. La vie d’un homme en guerre esthétique avec le régime. Un combat de vie ou de mort. Pour raconter cela, Wajda fait un film classique, mais des scènes où il fait vivre ce hiatus esthético-politique, cette impossible réconciliation esthétique : ainsi de ce moment de peinture, au début du film, où Strzeminski, pour la première fois nous apparaît concentré, assis par terre, au milieu de son sobre appartement. Il peint une toile abstraite, précise géométrie aux discrètes couleurs. A l’extérieur, dans la rue, la police locale sort d’un camion une vaste bannière à la gloire de Staline, d’un rouge uniforme, que des agents commencent à déployer sur l’immeuble de Strzeminski. En quelques secondes, l’appartement du peintre est plongé dans une lumière rouge. Uniformément rouge. La toile devient un carré de rouge brut. On rit bien sûr de cette brutalité chromatique. En quelques minutes Wajda réussit à mettre en scène le rêve avoué du totalitarisme : réduire le cerveau de chaque homme à une unique teinte, l’essorer de tel manière que ne demeure que leur officielle couleur. Bannir de chaque cerveau toute « after image », toute résonance intuitive et singulière qui permet à chaque individu d’exercer son propre regard. Et l’on voit ainsi comme Strzeminski qui sera harcelé jusqu’à la mort, s’imposait comme l’un de leurs principaux ennemis : il est « un prophète » souffle une de ses étudiantes, il apprend à chacun à affirmer son oeil singulier. A la fin du film, un noyau dur d’étudiants viendra le voir chez lui, apportant leurs toiles dans une scène qui tient du musée imaginaire, tel que Malraux en rêvait, musée vivant, interdit, que nulle censure ne peut abattre. Précisons une dernière chose, Strzeminski est unijambiste et n’a qu’un seul bras, blessé lors de la Première Guerre mondiale. Rare de voir ainsi au cinéma un corps mutilé prendre une telle dimension. Superbe testament de Wajda.