parkMademoiselle est une boîte à malices perverses, un somptueux jouet truqué. Après avoir sollicité notre Zola national dans  Thirst ( Thérèse Raquin relooké à la sauce vampire), Park Chanwook s’empare du thriller lesbien de Sarah Waters,  Du bout des doigts, et le propulse dans une faille spatio-temporelle en transformant ce récit victorien en conte gothique dans la Corée des années 30. Avec la délectation d’un grand maître en pleine possession de ses effets visuels (caméra à la fois fluide et radicale, tout en mobilité et en effets de zooms et de travelings) et narratifs (entrelacement des flashbacks, oscillations du thriller au mélo), Park Chan-wook met en scène un bal des fauxsemblants. Soit une jeune servante, Sookee, fausse soubrette, véritable pickpocket, chargée de préparer le terrain à un élégant escroc, qui se fait appeler le comte, en gagnant les bonnes grâces de la « Mademoiselle » du titre, Hideko. Objectif classique : épouser cette dernière, s’en débarrasser, garder le fric. Hideko vit dans un manoir, qui est autant un écrin pour des scènes qui confinent au tableau (opulence des textures des costumes, jeu sophistiqué sur les miroirs) qu’un digne condensé architectural de toutes les demeures gothiques possibles et imaginables. Lequel manoir est le fief de l’oncle d’Hideko, bibliophile libidineux, nipponophile invétéré, grand amateur de lectures érotico-pornographiques auxquelles assistent, dans sa bibliothèque privée, havre de luxe et de volupté, des assemblées d’hommes de la meilleure société. Le film avance en faisant permuter les rôles, chacun trompant l’autre à qui mieux-mieux – les femmes, en particulier, faisant pièce aux désirs des hommes. Mais le grand trompeur dans toute cette histoire, c’est Park Chan-wook. Alors qu’on frémissait un peu, avant de le rencontrer, alors qu’on imaginait on ne sait quel ogre, parangon de tous les vices, écume de bave sadique aux lèvres (c’est quand même le réalisateur  d’Old Boy) , on trouve un homme affable, d’une insatiable curiosité intellectuelle, qui fait les cent pas, mal au dos obligeant, au cours de l’entretien, et va jusqu’à avouer des réactions de fleur bleue. Rien de surprenant, somme toute : laissez s’estomper telle séquence au poinçon bien trash, creusez un peu sous la magnificence visuelle, et que reste-t-il ? De l’amour, de l’érudition.

Damien Aubel : Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman de Sarah Waters, Du bout des doigts ?

Park Chan-wook : Le roman est passionnant. Les morceaux du puzzle se mettent petit à petit en place, jusqu’à ce que le lecteur ait une vision d’ensemble. C’est un matériau extrêmement cinématographique. Le principal obstacle dans le roman tenait à la différence des conditions sociales. Mais j’ai transposé l’action dans la Corée des années 30, pour rajouter des obstacles, à commencer par les tensions entre nationalités, puisqu’il s’agit de la période de la colonisation de la Corée par le Japon. Le récit devenait dès lors plus complexe.

Damien Aubel : Cette complexité, c’est celle du personnage de l’oncle, Coréen qui ne jure que par le Japon ?

Park Chan-wook : La plupart des Coréens qui ont collaboré avec le Japon appartenaient aux classes dirigeantes, instruites. Une idée reçue voudrait qu’ils soient tous cupides, avides de pouvoir, bref des traîtres. Mais dans le lot on en trouvait certainement qui étaient séduits par le Japon et sa civilisation. Et c’étaient eux les plus dangereux en un sens. Ils étaient fascinés par la force, et, à leurs yeux, les détenteurs du pouvoir étaient du côté du juste et du beau. Mais l’oncle a un complexe d’infériorité qui lui colle à la peau : il admire tout ce qui est en provenance du Japon, méprise tout ce qui est coréen. Et il n’y peut rien : il a épousé une aristocrate japonaise ruinée, il s’habille, il parle japonais, mais il reste viscéralement coréen. Et ça finit dans la haine de soi, dans un rapport amour/haine à l’endroit du Japon, qui en fait un personnage ambivalent.

[…]

EXTRAIT… ACHETER CE NUMÉRO