turturoRetour aux origines. La « madre » du titre du dernier beau film de Nanni Moretti, tout en élégance traversée de remous de mélancolie, c’est d’abord celle de Margherita, qui partage son temps entre le tournage d’un film qui menace de s’enliser et l’hôpital où sa mère, Ada, est en train, lentement, de mourir. Avec son frère Giovanni (Moretti himself , qui se coule confortablement, avec son aisance triste et doucement ironique, dans le rôle), Margherita se trouve soudain confrontée au mystère du lien filial. Ada quitte peu à peu cette vie comme un nuage s’évapore, sans faire de bruit. La mère est partout. Rêves et souvenirs, prémonitions funestes et flash-backs envahissent la conscience de Margherita, avec une insistance et une netteté telles que rien ne distingue ces séquences des moments « réalistes » du film. Mais aucune tyrannie du réel ici, simplement une façon de montrer que Margherita est toujours liée à sa mère.

Constat qui vaut aussi pour la culture : Margherita, la réalisatrice, la femme d’images, est la fille d’une prof de latin. D’une femme de mots. Ou comment suggérer que le cinéma, produit et emblème de la modernité, n’a jamais rompu le cordon ombilical avec les humanités. Qu’entre une déclinaison latine et un déplacement de caméra, il n’y a peut-être pas un fossé insurmontable. Que la matrice classique de la culture occidentale a aussi accouché des images animées. Et celles-ci, au reste, souligne Moretti, sont toujours artificielles. C’est-à-dire fabriquées. Ce qu’on voit, cet affrontement entre ouvriers et forces de l’ordre qui ouvre le film, s’avère n’être qu’une prise de Margherita. Une mise en scène. Mia madre, par le biais de Margherita et des séquences de tournage, fonctionne comme une invitation à la vigilance permanente, nous rappelant sans cesse d’où viennent les images, dans quel creuset elles s’élaborent. Rien d’étonnant de la part de Moretti, grand pourfendeur de Berlusconi, ce marabout de la politique et des images toc de la télévision. Mais Mia madre n’est pas seulement un petit exercice de salubrité visuelle, nous interdisant de prendre les vessies du grand écran pour les lanternes de la vérité. Moretti a beau se méfier des images, il les aime, comme il aime le cinéma. Et il le prouve avec un de ses plus beaux personnages récents à l’égal du Piccoli d’Habemus papam  : Barry Huggins. Huggins, c’est l’acteur américain qui va incarner le patron dans le film politico-social de Margherita. Mais Huggins, c’est surtout John Turturro. Qui fait ici un de ses plus grands numéros. Hâbleur, pétri de fatuité, Huggins est un merveilleux cabotin qui se vante d’avoir presque tourné avec Stanley (Kubrick, of course ). Oublie son rôle et monte dans les grands tours lorsque Margherita le met face à son incurie. Moretti retrouve un génie comique du rythme, de la situation (mention spéciale à la scène où le personnage joué par Huggins dans le film de Margherita doit conduire). Mais surtout, via Turturro, il montre ce qui se cache derrière tous les acteurs : de grands gosses narcissiques, mais aussi touchants (lorsque Huggins confesse ses trous de mémoire, on n’est plus en régime comique). Voilà peut-être le noyau originel d’une carrière sous les sunlights  : l’enfant. Et lorsqu’on rencontre John Turturro, dans un chiquissime hôtel du 8e arrondissement, face à la silhouette juvénile qu’on croit discerner sous la chemise bleue immaculée et le Levi’s BCBG, c’est aussi l’enfant que l’on croit entendre dans ce phrasé copieux, mais qui cale parfois pour changer d’idée.

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