Les malickiens patentés – secte de bigots illuminés – risquent d’en perdre leur latin. Les autres, de ricaner, plus encore qu’à la dernière messe. Il n’y a pourtant nulle matière à rire ici. Knight of Cups est un film de souffrance, celui d’un grand cinéaste désespéré, au bout du rouleau. Après l’expérience limite d’À la Merveille, Malick sombre plus avant – dans un geste quasi suicidaire – vers un cinéma de moins en moins narratif, de plus en plus hermétique. Dans Knight of Cups, il ne reste que des images, des images, encore des images qui, à force d’accumulation, s’oublient instantanément tant elles ne font plus sens, ne montrent plus rien. À la suite d’un tremblement de terre, un auteur de comédie à succès (Christian Bale) cherche à redonner du sens à sa vie. Il erre entre souvenirs et rencontres avec ses nombreuses (jeunes) femmes, quelques fêtes hollywoodiennes arrosées et de houleux rapports avec un frère à moitié fou et un père à moitié mort de chagrin, suite à la disparition d’un cadet. On a toujours reproché à Malick de faire des catalogues de belles images. Dans Knight of Cups, le vieil ermite en produit à la chaîne, comme un ordinateur. Les images tombent de partout : plans aériens sur le ciel, giratoires sur le désert, la mer, travelings sur des lles sublimes, à poil, en guêpière, sur talons hauts ; panoramiques sur des villas hollywoodiennes dantesques, sur des reconstitutions des merveilles de ce monde dans des palaces de Las Vegas. Sur fond d’une musique symphonique répétitive comme un boléro, toutes les images se succèdent à la même vitesse, au point de devenir égales : le luxe le plus vulgaire et la nature la plus aride, une chevelure et une culotte, un geste amoureux et les ricanements d’Antonio Banderas en chirurgien festif. Conséquence de cette prolifération d’images où tout est mis au même niveau : la grâce s’est absentée, elle a disparu du monde. La beauté s’est soudain envolée. Knight of Cups est un catalogue d’images devenues clichés. C’est la première fois que la grâce déserte de fond en comble ce cinéma-là. Jadis, il y avait toujours une héroïne pour éclairer le chemin de ses personnages, telle Jessica Chastain dans Tree of Life. Ici, même les splendides amours du héros traversent le lm comme des silhouettes désincarnées. Femme parmi tant d’autres, Nathalie Portman est un mannequin morne pour marque de luxe dont on a déjà oublié la présence, sitôt la séance terminée. Knight of Cups est un film sans foi ni loi. Il se transforme en livre-piège, empoisonné comme celui du Nom de la Rose d’Umberto Eco. Car ici, nulle pagination pour éclairer le chemin du héros et du spectateur. Seul repère dans ce labyrinthe de plans et de voix off, un chapitrage ésotérique, emprunté aux cartes du tarot (la lune, la mort, la lumière, etc.) Un chapitrage qui rend plus vain, plus inextricable, toute quête de sens. Knight of Cups est aussi grand que dérisoire, vaste que vide. C’est un lm que l’on peut admirer éperdument, à la folie mais que l’on ne peut pas aimer. Jadis Malick mettait vingt ans à réaliser un lm pour que chaque plan fasse sens. Aujourd’hui, n’importe quel publicitaire croit faire du Malick en vomissant du numérique léché. Dans un geste frondeur, le vieux philosophe (soixante et onze ans), mal aimé et caricaturé à Hollywood, leur répond, avec un doigt d’honneur: le tout n’est pas d’enregistrer. Ne manie pas la grâce qui veut. Knight of Cups est une date historique : c’est le premier film à prendre la mesure d’un monde où l’accumulation d’images les a rendues caduques. On admire trop Malick, on l’aime trop pour ne pas lui souhaiter un prompt rétablissement.