Elizabeth JenkinsPour raconter le martyre d’une jeune femme à l’époque victorienne, Elizabeth Jenkins pousse la logique jusqu’à la perversion. Harriet est un roman cruel inspiré d’un fait réel qui ne l’est pas moins.

L’affaire épouvanta la société victorienne. En 1874, un jeune employé sans le sou épousait une riche héritière, Harriet. Pur calcul : la jeune femme était simple d’esprit. Peu à peu, avec la complicité de son frère, de sa belle-soeur et de sa maîtresse, il enferme son épouse dans une pièce privée de lumière et lui refuse les soins les plus élémentaires. Elle finira par mourir de faim, ainsi que l’enfant né de leur union…

Un procès retentissant eut lieu, qui mit en lumière l’atroce indifférence des coupables, qui vécurent sereinement leur vie de famille à deux pas des cris de leur victime.

L’Anglaise Elizabeth Jenkins disparut en 2010 à l’âge de 105 ans, après avoir un temps fréquenté Virginia Woolf. Dans ce roman écrit en 1934, elle livre le récit d’une descente aux enfers. On songe aux époux diaboliques des romans de Wilkie Collins, ou à ces épouses hystériques et recluses qui hantent la littérature d’un temps où même la folie du conjoint n’autorisait pas le divorce. Mais on est loin ici du mal grandiose des Hauts de Hurlevent. Ce qui frappe, c’est la médiocrité des criminels. Les tortionnaires d’Harriet sont d’une cruauté qui a davantage à voir avec la stupidité qu’avec le démoniaque. Ils suivent leurs instincts, soif de possession et désirs sensuels, avec une constance obtuse. « Lewis n’était pas hanté par le moindre sentiment de culpabilité, ni par un combat difficile contre le remords. De même qu’un corps parfaitement sain est un corps dont son propriétaire n’a pas conscience, de même peut-être une conscience parfaitement saine est-elle une conscience qui ne donne pas de soucis. Et si tel est le cas, selon cette règle, la conscience de Lewis était parfaitement saine et florissante. »

Délicate, Elizabeth Jenkins s’attache à rendre intelligible l’impensable. « Elle est une espèce de décodeuse psychologique, et la logique pervertie est sa spécialité », écrit la romancière Rachel Cook dans la postface. La déchéance d’Harriet passe ainsi par une dépossession progressive. Elevée par une mère aimante qui lui avait enseigné la coquetterie, elle avait en effet une passion pour les belles tenues, qui lui sont peu à peu volées. L’horreur est dans les détails, comme dans cette robe rongée par la vermine et jetée aux ordures tandis qu’Harriet est abandonnée, très peu vêtue et dévorée par les poux, dans la chambre où elle vit en recluse.

Elizabeth Jenkins interroge aussi la fascination pour le sordide et le scandaleux, partagée par les témoins du drame comme par le public des tribunaux et les lecteurs des journaux de l’époque.

La passion d’alors pour les faits divers, qui donnera naissance à la littérature policière, se nourrit de

tous les non-dits de la société victorienne, aussi horrifiée qu’obsédée par les secrets d’alcôve. Un

miroir tendu au lecteur, pris au piège de l’attraction pour cette plongée au plus noir de l’humain.