mia madreNanni Moretti arpente la suite de l’hôtel cossu Lancaster, métamorphosée en ruche où bourdonnent photographes, journalistes, attachées de presse. Une mini-Babel, où John Turturro, clown magnifique du dernier opus du maestro Moretti, passe par intermittence sa tête bouclée. Nanni marche, s’éclipse entre deux portes, sa chemise rayée, aux teintes automnales, la barbe noire si familière aux cinéphiles réapparaissant soudain dans le rectangle d’une embrasure. Un va-etvient qui semble matérialiser un autre mouvement pendulaire, celui de Mia madre.  Servi par une belle photographie feutrée et l’enchaînement fluide de ses plans, le film oscille avec un parfait naturel, sans aucune dissonance, entre l’élégie funèbre et la vis comica  du tournage d’un film dans le film, grippé par les doutes de Margherita, détraqué par les trous de mémoire et l’histrionisme de sa guest star  américaine, Barry Huggins (Turturro). Même alliance des contraires chez le réalisateur, qui semble nimbé d’un halo de mélancolie, impression encore renforcée par les couleurs éteintes dont il est vêtu, mais qui interrompt pourtant ses déambulations pour tailler, en souriant, le bout de gras avec les attachées de presse. Et lorsqu’on s’installe devant lui, qu’on l’observe à la dérobée triturer et tordre compulsivement le capuchon du Bic du traducteur, sans que rien, dans ses réponses posées, énoncées sans hâte, ne trahisse une quelconque anxiété, on comprend que tout Nanni est là. Dans cette façon de ne pas se laisser submerger, de canaliser tout ce qui relève de l’émotion, nervosité lors de l’interview, mais aussi tristesse du deuil dans le film. Ce qui porte un beau nom, qu’on associe pourtant assez peu aux cinéastes transalpins, réputés incorrigibles extravertis : la pudeur.

Pourtant, objectera-t-on, s’il y a bien un cinéma qui ne cesse de graviter autour de son créateur, de parler de lui sur tous les tons, c’est bien celui de Moretti. Sous l’alias de Michele Apicella, son délégué à l’écran, dans ses premiers films (Je suis un autarcique , Sogni d’oro …), de façon encore plus flagrante dans cet exercice de cinéma intime (comme on dit journal intime) que sont Journal intime  ou Aprile . Et Mia madre , calqué sur la mort de sa propre mère, serait une nouvelle entrée, aux accents doux et tristes, dans ce récit de soi. « Bien sûr, Mia madre est très autobiographique, mais Habemus papam l’était aussi, avec ce pape déprimé, inadapté, qui correspondait à mon état d’esprit. » Et Moretti et son histoire personnelle sont très littéralement au coeur du film : « J’ai apporté sur le tournage beaucoup d’objets empruntés à la réalité. Certains pulls, l’étui à lunettes, le sac, l’agenda qu’on voit sur la table de nuit de l’hôpital appartenaient à ma mère. Les livres qu’on voit dans le bureau de la mère de Margherita sont ceux de mon père, qui enseignait l’épigraphie grecque, et de ma mère qui était professeur de grec et de latin. » Moretti ne cherche pas plus à s’exonérer ou à se disculper lorsqu’on se hasarde à évoquer le procès en égoïsme que fait Vittorio, l’ex de Margherita, à la réalisatrice, à qui il reproche son inattention aux autres. « Les choses que Vittorio reproche à Margherita, je les ai entendues, et je les ai mises dans les dialogues du film. Être narcissique, égoïste, ce n’est pas inévitable – mais ça aide ! » S’il est vrai que la pudeur est l’art délicat de se tenir en retrait, de faire taire les prétentions du moi, on serait loin du compte…

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