Méfiez-vous de Kiyoshi Kurosawa – il est capable de tout. De sagas polymorphes (les deux volets de Shokuzai, avec épisodes stratifiés et temps dilaté) ; de cyberthrillers noyés dans des atmosphères aqueuses (Kaïro) ; d’un drame social avec famille en voie d’implosion (Tokyo Sonata)… Et même, avec ce Real débarquant sur nos écrans, d’un film sans profondeur : ce qui est loin d’être péjoratif, bien au contraire…
Sur la seule foi des prémisses de l’histoire, on imaginait déjà une descente dans les zones opaques de la mémoire. Une dessinatrice star du manga, Atsumi, dans le coma ; une technique médicale (avec moniteurs, matériel ad hoc et essaim de blouses blanches) permettant à son petit copain de la rejoindre virtuellement, de pénétrer son monde intérieur ; un secret tragique, enfoui dans l’enfance, qui remontera peu à peu à la surface. Mais Real n’est pas un film des profondeurs. Ne serait-ce, déjà, que par cette lumière omniprésente, par cette luminescence de toutes choses laissant peu de place aux zones crépusculaires, ces habituels équivalents visuels des recoins de la conscience. Lorsque Koichi entre en « contact » (c’est le terme utilisé par les médecins) avec Atsumi, il se retrouve avec elle dans l’appartement qu’ils partageaient tous deux. Espace mental, à l’évidence, image intérieure, mais baignée d’un flot de lumière par une grande vitre rectangulaire. Ce lieu clos, allégorie de la conscience, est entouré de brumes ; ces brumes étant les limites de la mémoire, les frontières de la psyché, comme l’explique une doctoresse à Koichi. Mais elles semblent naître du soleil se déversant à flots par la fenêtre, elles évoquent plus la texture vaporeuse, floue et éblouissante d’une clarté estivale. Et même lorsqu’elles s’épaississent, elles ne sont qu’une surface facile à crever. Real, à cet égard, est un film plat – entendez qu’il n’y a pas d’arrière-plan, tapi dans l’obscurité, enseveli dans les ténèbres. Même la scène enfantine, traumatique, est très vite claire – il ne reste qu’à dévoiler les détails, les circonstances.
Si Real est un film dénué de profondeur, c’est sans doute parce que tout y est sur le même plan, toutes les différences s’abolissent : la réalité se fond avec les images mentales, le passé des deux amoureux se mêle au présent, les « zombies philosophiques » (c’est ainsi que le corps médical baptise ces créatures aux allures de morts-vivants que voit apparaître Koichi, effets secondaires du « contact ») infiltrent l’univers quotidien. Dans Real, les niveaux de réalité ne sont pas étanches : ils coexistent les uns avec les autres, dans une interpénétration et une confusion généralisées. Cette façon de tout mettre sur le même plan concerne aussi bien les identités : Koichi et Atsumi paraissent ainsi interchangeables, symétriques l’un de l’autre. Dire pourquoi, ce serait évoquer le virage narratif que prend le film – et « spoiler ». On se contentera donc d’évoquer deux séquences. L’une, une des premières, puise dans une palette minimaliste (des blancs et des gris) : un couloir d’hôpital, Koichi sur la droite, la doctoresse en blouse sur la gauche ; plus tard dans le film, on retrouve notre couloir d’hôpital et la doctoresse, mais cette fois c’est Atsumi qui discute avec elle. Identité, ref let, écho. Pourtant, il n’y a dans ces jeux-là rien des vertigineuses désorientations d’un Lynch ou d’un Weerasethakul.
Sans doute parce que dans Real, Kurosawa privilégie l’immédiateté de l’émotion, plutôt que les profondeurs complexes du sens. Le fil rouge du film est un dessin d’enfance ; un dessin perdu représentant un plésiosaure. On pourrait gloser à l’envi sur cette bestiole ; y déceler un symbole – celui de l’enfance comme fonds primitif de l’homme ; lui appliquer des grilles psychanalytiques et y voir la matérialisation d’une culpabilité, celle hantant Koichi et Atsumi suite à cette tragédie marquant leurs jeunes années ; y voir une allégorie esthétique (Atsumi explique qu’il s’agissait d’un « dessin parfait »), celle par exemple d’un royaume platonicien des formes parfaites à jamais perdu… Mais Kurosawa est un cinéaste, pas un exégète : par la grâce des effets spéciaux, il donnera corps au dinosaure. D’un seul coup, nous sommes en proie aux terreurs viscérales suscitées par le monstrueux, mais aussi à une forme d’émerveillement enfantin devant l’étrange grâce de l’animal. Avec Real, Kurosawa réussit une gageure paradoxale – faire un film psychique, qui ne s’adresse pas qu’au cerveau.