Jerico porte bien son titre : c’est un film de trompettes et de murs. Ou, plus exactement, de musique et de façades. Tangage latino, lyrique, ondulant, des accords qui irriguent le film, coulent de séquence en séquence. Comme un fluide vital transfusé entre chacune des huit femmes mûres, pétries de souvenirs, d’épreuves et de joies, dont ce beau docu ourdit les voix et les histoires en canon. Les façades, ce sont celles de la bourgade colombienne de Jerico, lovée dans l’étreinte d’une vallée. Façades chamarrées de couleurs vives, comme les carreaux d’une mosaïque pimpante, dessinant un iris exubérant de tonalités. Là encore, un fluide coule des unes aux autres, unit leurs éclats chatoyants, le rouge de l’une, le bleu de l’autre : la lumière.
C’est ce que capte la Colombienne Catalina Mesa, pour son premier long : ces substances, souvent intangibles, qui, dans un jeu de circulation et d’échangent, assurent l’unité du divers. Substance sonore et musicale, ou encore lumineuse, donc. Mais c’est d’abord un autre fluide qui opère, baigne les réminiscences de Fabiola, Chila, Celina ou encore Elvira. L’une s’est vue ravir son enfant par la guérilla, disparition dont la béance n’a jamais été comblée ; telle autre, ex-instit, évoque les nourritures spirituelles de la culture ; une troisième dévide avec alacrité une romanesque histoire sentimentale ; et telle autre encore révèle un art consommé du récit lorsqu’elle retrace, comme dans un récit à la Garcia Marquez, fantaisiste et touchant à la fois, l’origine de sa collection de rosaires. Ce qu’elles ont toutes en partage, c’est la parole, tour à tour truculente et poignante, robuste et fragile. Comme si chacune d’elles reprenait, modulait, avec ses inflexions et ses registres propres, un même récit. Une même phrase, qu’elles se passeraient les unes aux autres, qui coulerait de l’une à l’autre. Et que l’une énonce ainsi : « On a eu des hauts et des bas. Mais on est toujours là. »
Ce qu’on pourrait décrire philosophiquement comme une conscience lucide des rythmes de la vie, de ses cycles contrastés, cette alternance entre « l’aube [qui] chasse la nuit, la nuit [qui] succède au jour », pour parler comme Lucrèce, à des siècles et à un continent d’écart. Intuition baroque si on veut, de la perpétuelle instabilité de toute chose. De la vie comme un flux, elle aussi, avec ses fluctuations et ses caprices. Mais surtout, conviction intime et fervente que si les jours passent, en bien ou en mal, ces femmes demeurent. Qu’au centre du fleuve du temps, de l’oubli et des disparitions, quelque chose persiste. Magnifique scène, où Celina se confie, raconte la disparition de son fils, des sanglots dans la gorge. Aucune complaisance, ici, aucune appétence douteuse pour le pathos de la part de Catalina Mesa. Qui, en faisant apparaître à l’écran, comme invoquées par les mots de la mère, des photos de l’enfant disparu, le ressuscite par et à l’image. Montre ceci : qu’« il est toujours là. » Jerico est un acte de foi et de résistance contre le temps, la perte.