Tiercé gagnant pour Jeff Nichols : après Shotgun Stories et Take Shelter, le somptueux Mud prouve qu’on tient bien un auteur. Avec ce récit d’enfance et d’aventure à la lisière de la magie, Jeff Nichols revivifie brillamment le classicisme formel au cinéma sous l’ombre bienveillante de Mark Twain. Une ode àla vie sur le Mississippi et à la puissance des fables.

 

Jeff Nichols le surdoué. Trente-quatre ans tout juste au compteur, belle gueule et exempt de toute afféterie hipster, coqueluche des critiques et des festivals de tout poil, on est loin du prodige fracassé post-ado à la Harmony Korine ou du DJ visuel névrotique à la Jonathan Caouette. Après une incursion dans la tragédie néo-faulknérienne en territoire white trash (Shotgun Stories, épatant de maîtrise pour un premier long) et la variation apocalyptique sur l’horreur économique chez les cols-bleus US (Take Shelter, remarqué à la Semaine de la critique millésime 2012), Nichols récidive avec son Moonfleet à lui.

Mud, revival virtuose de l’aventure juvénile sur grand écran, roule au fil d’un cours ample, sinueux et rêveur, des souvenirs de Mark Twain et de La Nuit du chasseur, des bris de « Southern Gothic » et des ombres de Faulkner. Jeff Nichols pétrit toute cette tradition littéraire et cinématographique, la fond dans un creuset imaginaire, presque fantasmatique, où l’on retrouve tout ce qui fait rêver et trembler l’enfance. « Dans Tom Sawyer, confie le réalisateur, Mark Twain a su restituer l’essence de l’enfance. Le livre vous saisit, il a une énergie, une liberté qui est celle des enfants. J’ai essayé de faire un peu la même chose, avec des héros un plus âgés, puisqu’il est question des premières amours, des premières peines de coeur, de la puberté…Mais mon objectif était identique, je voulais qu’en regardant mon film on éprouve ce qu’un enfant ressent – la confusion, le mystère, la colère, l’émotion, la douleur, le bonheur, l’aventure… » Mud c’est donc une histoire d’enfance – littéralement : c’est un film sur les fascinantes histoires de l’enfance, celles qu’on se raconte, celles qu’on lit aussi.

Séduction du storyteller

On imagine que Jeff Nichols n’est guère enclin à théoriser sur le régime des images 2.0 ou sur les hybridations visuelles du web et d’Hollywood. C’est son côté old school (on n’a pas dit poussiéreux) : il se veut d’abord un raconteur d’histoires, un « storyteller » nous dira-t-il. Comme Mud (Matthew McConaughey, ange cabossé aux allures de taulard tatoué en cavale, sous une tignasse de surfer), ce type que deux gamins de 14 ans, Ellis et Neckbone, découvrent réfugié sur une île du Mississippi. Mud a les flics aux trousses, Mud est amoureux de Juniper (Reese Witherspoon, très bien en princesse white trash), Mud s’est planqué sur l’île pour attendre le retour de sa belle. Mais surtout, Mud est un conteur – ou un faiseur de contes : « La vérité, c’est pas trop mon truc », avoue-t-il à Ellis. Qu’importe, au demeurant : Jeff Nichols capte magnifiquement ce qui est peut-être la quintessence de l’enfance – la fascination pour les histoires. En une séquence, splendide, Nichols donne à voir toute l’intensité de cette irrésistible séduction des récits. C’est un nocturne, on est sur l’île, les flammes d’un feu de camp dansent devant Ellis et Mud. Champ-contrechamp : Mud raconte pourquoi il est là, pourquoi il a tué un type et Ellis écoute. Puis la caméra s’arrête sur le visage de Mud et se rapproche doucement comme si elle était magnétisée, hypnotisée par l’histoire du fugitif. C’est le regard de Jeff Nichols, c’est le nôtre aussi bien sûr, mais c’est surtout celui d’Ellis, le point de vue d’un gamin rivé aux lèvres du conteur, tellement absorbé qu’il ne voit plus que lui.

 Histoires parallèles

Ecouter avidement des histoires, mais aussi s’en raconter pour corriger une réalité frustrante, trop âpre ou décevante, pour créer un monde parallèle. On n’est pas chez Truffaut/Doinel, Ellis n’est pas un petit mal-aimé, mais la vie aux bords du Mississippi n’est pas un long fleuve tranquille pour notre héros en herbe. Nichols, hanté par Faulkner – « cette façon de traiter les générations, de mêler grands-pères, pères et fils dans le même roman » – fait de la filiation un des pivots de son film. Un pivot paradoxal, puisque placé sous le signe de la fragilité : les pères, on le sait depuis Shotgun Stories, ont une fâcheuse tendance à s’effacer. Neckbone vit avec son oncle, Galen (Michael Shannon, acteur fétiche de Nichols, dans un petit rôle réjouissant de drôlerie immature) plus ado attardé et attachant que parent responsable. Mud « n’a pas de père ni de mère pour autant que je sache », explique Tom (Sam Shepard, grandiose), le voisin d’Ellis, mystérieusement lié au naufragé volontaire. Quant à Ellis, il a bien un père, un brave type, mais usé, sur le point de divorcer et de perdre le « riverboat » qui est toute sa vie lorsque la mère de Mud partira s’installer en ville. Alors Ellis rêve, suggère Nichols, il s’invente des scénarios et des pères de substitution. Mais pas de tartine psychologique dans Mud – seulement un art du montage pour coller au plus près des fables que se créées le garçon. A preuve, une belle séquence dont la fluidité n’occulte pas l’ambition : il s’agit ni plus ni moins de montrer un mécanisme mental. Ellis rentre chez lui, ses parents sont en pleine scène de ménage, le père sort. Le gamin reste un moment avec sa mère dans la cuisine, baignée d’une lumière au grain décomposé, puis, celle-ci s’étant retirée, il chaparde des provisions pour Mud. Gros plan de transition sur ce qui ressemble à des ossements de petits animaux (les victimes de cette fine gâchette qu’est Tom ?) puis on passe à Sam Shepard chargeant son fusil et tirant sur un serpent de sa péniche, avant d’entendre Ellis s’exclamer « dad ! » et demander à son père qui est exactement Tom, leur voisin. Tout se passe comme si Tom – au demeurant personnage rocambolesque, ex-diplômé de Yale, tireur d’élite, environné de toute une nuée de rumeurs –  avait été suscité par Ellis, comme s’il s’était inventé un père de remplacement, solide comme le roc qu’est Sam Shepard pour combler le vide d’une vie de famille en plein délitement. C’est toute l’intelligence de Mud : se placer aux confins de la réalité et des histoires fantasmées, donner à Tom une place dans l’histoire tout en laissant entendre qu’il pourrait bien être un personnage d’Ellis.

 Une bibliothèque sur le Mississippi

Mais toutes ces histoires d’enfants ne se réduisent pas, dieu merci, à de simples phénomènes de compensation ou de substitution. Il y a aussi toutes celles qu’on lit ou qu’on nous a lues, ces bibliothèques idéales qui façonnent l’enfance. Ellis et Neckbone sont bien des gamins d’aujourd’hui (Neckbone arbore un t-shirt Fugazi, il fonce sur les routes au guidon d’une vieille moto), ils ont 14 ans et s’intéressent à ce à quoi on s’intéresse à 14 ans (les magazines pornos qu’ils trouvent par hasard dans la planque de Mud) mais ils vivent dans un double décalage temporel : dans les histoires qu’on pouvait leur raconter quelques années plus tôt et dans l’imaginaire intemporel de ces dernières. Nichols assemble son film comme une mosaïque d’histoires pour enfants. Ici, ce sont les récits d’aventures qui affleurent : Mud demande aux deux gamins de l’aider, en échange de quoi il leur cédera son révolver. L’alliance est scellée par un crachat et une poignée de mains – comme dans tout roman d’aventures qui se respecte, de Tom Sawyer à Vingt ans après, les pactes et les serments sont ritualisés et solennels. Là, c’est le conte qui s’invite sur les rives du Mississippi : non content de jouer les go-between entre Mud et Juniper et d’apporter une lettre à cette dernière, Ellis s’interpose lorsqu’un des types qui est sur la piste de Mud tabasse la jeune femme dans la chambre du motel où elle loge. Elle lui donnera un baiser, comme une princesse récompense le héros accouru à son secours. Conte, toujours, lorsqu’Ellis, d’un coup de poing étend un lycéen de terminale qui importunait May Pearl, la fille qu’il rêve de voir devenir sa girlfriend : c’est la victoire du brave petit (tailleur, Poucet, comme on voudra) sur plus fort que lui. Conte enfin que cet univers placé sous le signe de la magie : un oeil de loup aux vertus protectrices est cousu dans la chemise de Mud, affirme ce dernier, et il y a aussi cette image splendidement onirique du canot perché dans les branches d’un arbre, ce canot avec lequel Mud essaiera de quitter l’île. Une magie qui s’infiltre dans la mise en scène. Toute classique, elle se dispense d’effets de manche, se contentant de jouer sur ces figures élémentaires que sont les champ-contrechamps ou de travailler méticuleusement le dosage des clairs-obscurs. En jouant en permanence sur les changements d’échelle, en intercalant par exemple, lors de la première arrivée en canot des deux gamins sur l’île, un gros plan sur la main d’un des deux agrippant le rebord de la coque, Nichols suggère un univers où toutes les dimensions sont abolies, où on passe sans cesse du grand au petit – un univers magique qui est celui des contes, où la réalité n’a rien de stable.

Mais c’était prévisible, la réalité prend sa revanche et semble se charger d’infliger un démenti cinglant à tout ce monde de fictions enfantines : Ellis s’imaginait avoir conquis May Pearl, il en sera pour ses frais : « Tu pensais quoi ? lui lance-t-elle cruellement. Tu as quatorze ans… » Et si Ellis a refusé d’écouter Tom lorsque le vieil homme lui affirmait que Mud racontait des « craques », viendra un moment où le garçon ne pourra plus croire le séduisant fuyard, où il l’accusera d’avoir fait de lui un voleur (pour permettre à Mud de quitter l’île il a dû « emprunter » un moteur de hors-bord), où il lui reprochera avec véhémence de n’avoir que du « bullshit » à la bouche. Mais les histoires d’enfant ont la vie dure, il se pourrait même qu’elles soient plus fortes que la réalité – on ne dévoilera pas la façon dont Nichols restaure notre foi dans la fiction et ses pouvoirs. Mais on dira bien haut que Mud, tourné en scope (« je tiens à faire vivre mes histoires à très grande échelle, à réaliser des films amples et pleins d’émotions », nous expliquait Jeff Nichols), qui magnifie les paysages et les ciels et joue superbement des lumières, confirme qu’il y a toujours de la place au cinéma pour des histoires capables de nous émerveiller comme des gamins. Des histoires qui s’adressent à ce qui nous reste d’enfance.