chaplin

On le sait : le dessein d’une exposition sur le cinéma est de donner à sentir,  à comprendre et à révéler quelque chose d’une oeuvre cinématographique que sa projection sur un grand écran ne suffit pas toujours à appréhender pleinement. Dit autrement : dans le cas du cinéma l’exposition ne se substitue pas à la vision de l’oeuvre mais invite à la voir autrement, permet de la voir mieux.  Sam Stourdzé et Mathilde Thibault-Starzyk, les commissaires de l’exposition Charlie Chaplin L’Homme-orchestre qui ouvre aujourd’hui  ses portes à la Philarmonie de Paris se sont donnés l’ambition suivante : montrer que la puissance de l’art de Chaplin tient à l’environnement sonore qu’il sut créer autour et à partir du personnage de Charlot. Non seulement parce que Chaplin composa la musique de beaucoup de ses films mais aussi parce que, aussi bien dans les oeuvres muettes que dans les productions parlantes, le corps burlesque de Charlot produit des bruits et « des paroles » qui participent, autant que la musique, à la création d’un véritable imaginaire musical. 

Le premier mérite de cette exposition est de ne jamais paraître théorique. Très vite, le visiteur pénètre dans le monde sonore de Chaplin. Grâce à la pertinence des extraits choisis  bien sûr, mais aussi grâce à la scénographie qui réussit  à nous raconter (une exposition doit aussi proposer un récit) comment le cinéma de Chaplin incorpora, dès ses débuts, des procédés et des effets musicaux pour finalement consentir à devenir  entièrement « parlant », c’est-à-dire à donner la parole à Charlot aussi. D’abord à travers un chant incompréhensible (le sublime Titine des Temps modernes). Puis en faisant, par nécessité politique, parler Charlot dans Le Dictateur, ce qui revenait à signer l’arrêt de mort d’un personnage que sa nature même interdisait de parler (au sens commun du terme). En effet, contrairement en effet à beaucoup d’expositions qui proposent un bric-à-brac de curiosités dont la profuse panoplie  finit par aplanir celles-ci ( en les faisant paraître anecdotiques), la scénographie imaginée ici  – avec ses recoins, ses croisements, ses pauses, ses hauteurs – parvient à inventer un espace qui  donne au  visiteur le sentiment de voyager pas à pas dans le cinéma musical du réalisateur des Lumières de la ville.  Ainsi tous les éléments exposés frappent par leur éloquence : que ce soit une partition de Charles Chaplin (qui fut un célèbre artiste de music-hall), le violon  et le métronome de Chaplin lui-même, une série de lithographies de Fernand Léger décomposant la gestuelle de Charlot, les partitions de Chaplin,  les notes de travail pour un projet sur Nijinsky, les photos du cinéaste en compagnie de Leonard Bernstein, Arnold Schoenberg, Jascha Heifetz, Feodor Chaliapine, Clara Haskill, Petula Clark, etc. Il faut y insister : cette exposition se démarque par l’extraordinaire pertinence et expressivité des documents exposés. Souvent, hélas, dans les expositions de cinéma, certaines photos et affiches montrées paraissent n’avoir qu’une fonction décorative. Ici, la moindre photo (oh la beauté des tirages d’époque !), la moindre affiche (oh la magnificence de celle d’Une idylle aux champs !) saisit par son « éloquence ». 

Autre réussite de ce Chaplin L’homme-orchestre : sa façon d’utiliser l’interactivité. On l’a constaté de nombreuses fois  :  aujourd’hui, dans les musées, les outils interactifs apparaissent souvent comme autant d’aveux échec. N’étant pas parvenu à rendre le visiteur actif, n’ayant pas réussi à activer son imaginaire, on lui fait croire  – grâce à divers gadgets technologiques – qu’apprendre c’est participer, qu’apprendre c’est jouer. C’est très souvent plus régressif que véritablement ludique. Rien de tel ici. Tous les éléments que le visiteur est invité à manipuler lui permettent de comprendre intimement le processus créatif. Ainsi peut-il comparer, en les plaquant sur les images du film,  les différentes musiques entre lesquelles Chaplin hésitait pour orchestrer une séquence de La Ruée vers l’or. Ainsi peut-il regarder une scène des Feux de la rampe en écoutant, tour à tour, Chaplin improvisant la mélodie au piano, Chaplin travaillant avec son parolier et, enfin, la bande sonore définitive. 

Deux sentiments nous accompagnent en sortant de l’exposition. D’abord nous voilà convaincus que la musique n’est pas seulement un prisme (parmi d’autres possibles)  à travers lequel aborder l’oeuvre de Chaplin mais la musique constitue une véritable clef de compréhension de son cinéma (et du septième art en général). Ensuite, on est ébloui par la manière dont il est possible de marier culture populaire ( Chaplin n’a eu de cesse de s’approprier la culture populaire de son temps), ambition intellectuelle et approche savante. Les trois, on le sait, n’ont jamais été incompatibles. On devine déjà, quelques mois à l’avance,  comment ce beau Chaplin L’Homme-orchestre, offrira un démenti à ceux qui s’imaginent qu’il faut déterrer la filmographie de Louis de Funès…

Charlie Chaplin L’homme-orchestre, Philarmonie de Paris, du 11 octobre 2019 au 26 janvier 2020.