Un animal crée son pays. Ses trajectoires, au gré des pulsions et des élans, dessinent un territoire virtuel, mobile, sans cesse recartographié, dont il est l’unique habitant, à la fois sujet et souverain. Contrairement à ce que laisse trop souvent penser leur localisation dans les Pyrénées et autres cimes (les Alpes suisses dans le précédent, la pointe sud du Massif central aujourd’hui), le pays des Larrieu, drôles d’animaux, ours à peaux d’âne, n’est pas sur la carte. C’est une principauté de cinéma. Elle n’a ni nom, ni marqueurs identitaires : on y a croisé Philippe Katerine, on y croise maintenant Denis Lavant et Laurent Poitrenaux, pas vraiment des artistes labellisés province profonde ; on y parle avec l’accent et même l’occitan, mais sans s’engluer dans la couleur locale. Pas un autre lieu, un lieu autre, auquel on accède moins en se déplaçant qu’en déplaçant les usages.
Il est d’usage qu’un film français fasse des mystères. Sa lumière n’est pas franche, son arrièreplan flouté ; son clair cache un obscur, et l’on voit le personnage principal descendre, mutique et tremblant, à la cave où l’attend un secret. L’amour est un crime parfait déplaçait l’usage en le radicalisant : vous voulez de l’obscur, vous aurez des trous noirs ; vous voulez des caves, vous aurez des gouffres, qui nous happent et dont on ne remonte pas – qui ne résilient rien. 21 nuits avec Pattie tord le bâton dans l’autre sens : un film en plein jour, au moins pendant une heure. Le cadavre n’est pas dans le placard ni quelque autre recoin. Il est là, dans une chambre lumineuse, fenêtre ouverte, veillé par un ventilateur plutôt que par une bigote ombrageuse. Et Pattie, qui fut la dernière amie de la morte, n’a pas les yeux ravagés de qui voile tant sa douleur qu’elle en devient ostensible. Sans changer de ton, sans baisser la voix, sans malice ni for intérieur, elle raconte que « Zaza » et elle s’amusaient bien. Maintenant elles s’amuseront moins, voilà.
Il faut dire que cette Pattie est jouée par Karine Viard, à côté de laquelle tout le casting féminin français a l’air maniéré, a l’air de faire du cinéma. Pour décliner une célèbre dichotomie de Daney : à l’aune de son jeu cru, celui des autres paraît cuit, recuit. Moyennant quoi nulle mieux qu’elle, citoyenne à part entière du pays des Larrieu, n’aurait pu raconter sans arrière-pensée, sans sembler faire un numéro de dévergondage, sa passion pour la bite du « chasseur » que les deux femmes ont croisé en chemin ; ou évoquer cet autre amant croisé au bal, qu’elle n’a fait bander qu’en lui titillant un téton. « Pourquoi tu me racontes tout ça ? », demande la nouvelle venue, Caroline, pas encore rompue aux moeurs locales, et donc étonnée de ces confidences au milieu d’une route inondée de soleil audois. Il faut dire qu’elle est jouée par Isabelle Carré, nouvelle en ce pays où l’on fait tout à l’envers. Où l’étrangeté ne réside pas dans l’opacité mais dans la transparence ; pas dans le caché mais dans le brut – de décoffrage. Dans la frontale Pattie, dont les mots font corps avec le corps.
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